Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 5/6, by Laurence Sterne

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll
have to check the laws of the country where you are located before using
this ebook.



Title: Oeuvres complètes, tome 5/6

Author: Laurence Sterne

Release Date: May 3, 2020 [EBook #62013]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 5/6 ***




Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
images generously made available by The Internet
Archive/Canadian Libraries)






ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.

NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.

TOME CINQUIÈME.

A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.

Ce volume contient

Le Voyage sentimental avec la suite et conclusion.

VOYAGE SENTIMENTAL.

«Cette affaire, dis-je, est mieux réglée en France.»

Vous avez été en France? me dit le plus poliment du monde, et avec un air de triomphe, la personne avec laquelle je disputois… Il est bien surprenant, dis-je en moi-même, que la navigation de vingt-un milles, car il n'y a absolument que cela de Douvres à Calais, puisse donner tant de droits à un homme… Je les examinerai… Ce projet fait aussitôt cesser la dispute. Je me retire chez moi… Je fais un paquet d'une demi-douzaine de chemises, d'une culotte de soie noire… Je jette un coup-d'œil sur les manches de mon habit, je vois qu'il peut passer… Je prends une place dans la voiture publique de Douvres. J'arrive. On me dit que le paquebot part le lendemain matin à neuf heures. Je m'embarque; et à trois heures après midi, je mange en France une fricassée de poulets, avec une telle certitude d'y être, que s'il m'étoit arrivé la nuit suivante de mourir d'indigestion, le monde entier n'auroit pu suspendre l'effet du droit d'aubaine. Mes chemises, ma culotte de soie noire, mon porte-manteau, tout aurait appartenu au roi de France; même ce petit portrait que j'ai si long-temps porté, et que je t'ai si souvent dit, Eliza, que j'emporterois avec moi dans le tombeau, m'auroit été arraché du cou… En vérité c'est être peu généreux, que de se saisir des effets d'un imprudent étranger, que la politesse et la civilité de vos sujets engagent à parcourir vos états. Par le ciel, Sire, le trait n'est pas beau: je fais ce reproche avec d'autant plus de peine, qu'il s'adresse au monarque d'un peuple si honnête, et dont la délicatesse des sentimens est si vantée par tout.

A peine ai-je mis le pied dans vos états…

CALAIS.

Je dînai. Je bus, pour l'acquit de ma conscience, quelques rasades à la santé du roi de France, à qui je ne portois point rancune; je l'honorois et respectois au contraire infiniment, à cause de son humeur affable et humaine; et quand cela fut fait, je me levai de table en me croyant d'un pouce plus grand.

Non… dis je, la race des Bourbons est bien éloignée d'être cruelle… Ils peuvent se laisser surprendre; c'est le sort de presque tous les princes; mais il est dans leur sang d'être doux et modérés. Tandis que cette vérité se rendoit sensible à mon ame, je sentois sur ma joue un épanchement d'une espèce plus délicate, une chaleur plus douce et plus propice que celle que pouvoit produire le vin de Bourgogne que je venois de boire, et qui coûtoit au moins quarante sous la bouteille.

Juste Dieu! m'écriai-je, en poussant du pied mon porte-manteau de côté, qu'y a-t-il donc dans les biens de ce monde pour aigrir si fort nos esprits, et causer des querelles si vives entre ce grand nombre d'affectionnés frères qui s'y trouvent?

Lorsqu'un homme vit en paix et en amitié avec les autres, le plus pesant des métaux est plus léger qu'une plume dans sa main. Il tire sa bourse, la tient ouverte, et regarde autour de lui, comme s'il cherchoit un objet avec lequel il pourroit la partager. C'est précisément ce que je cherchois… Je sentois toutes mes veines se dilater; le battement de mes artères se faisoit avec un concert admirable; toutes les puissances de la vie accomplissoient en moi leurs mouvemens avec la plus grande facilité; et la précieuse la plus instruite de Paris, avec tout son matérialisme, auroit eu de la peine à m'appeler une machine.

Je suis persuadé, me disais-je à moi-même, que je bouleverserois son Credo.

Cette idée qui se joignit à celles que j'avois, éleva en moi la nature aussi haut qu'elle pouvoit monter… J'étois en paix avec tout le monde auparavant, et cette pensée acheva de me faire conclure le même traité avec moi-même.

Si j'étois à présent roi de France, me disais-je, quel moment favorable à un orphelin, pour me demander, malgré le droit d'aubaine, le porte-manteau de son père!

LE MOINE.
Calais.

Cette exclamation étoit à peine sortie de ma bouche, qu'un moine de l'ordre de Saint-François entra dans ma chambre, pour me demander quelque chose pour son couvent. Personne ne veut que le hasard dirige ses vertus. Un homme peut n'être généreux que de la même manière qu'un autre, selon la distinction des casuistes, peut être puissant. Sed non quoad hanc… Quoi qu'il en soit… car on ne peut raisonner réguliérement sur le flux et le reflux de nos humeurs; elles dépendent peut-être des mêmes causes que les marées; et si cela étoit, ce seroit une espèce d'excuse à cette inconstance à laquelle nous sommes si sujets. Je sais bien, pour ce qui me regarde, que j'aimerois mieux qu'on dît de moi, dans une affaire où il n'y auroit ni péché ni honte, que j'ai été dirigé par les influences de la lune, que d'entendre attribuer l'action où il y en auroit, à mon libre arbitre.

[Illustration]

Quoi qu'il en soit, car il faut revenir où j'en étois, je n'eus pas sitôt jeté les yeux sur le moine que je me sentis prédéterminé à ne lui pas donner un sou. Je renouai effectivement le cordon de ma bourse, et je la remis dans ma poche. Je pris un certain air; et la tête haute, j'avançai gravement vers lui: je crois même qu'il y avoit quelque chose de rude et de rebutant dans mes regards. Sa figure est encore présente à mes yeux; et il me semble, en me la rappelant, qu'elle méritoit un accueil plus honnête.

Le moine, si j'en juge par sa tête chauve, et le peu de cheveux blancs qui lui restoient, pouvoit avoir soixante-dix ans. Cependant ses yeux, où l'on voyoit une espèce de feu que l'usage du monde avoit plutôt tempéré que le nombre des années, n'indiquoient que soixante ans. La vérité étoit peut-être au milieu de ces deux calculs; c'est-à-dire, qu'il pouvoit avoir soixante-cinq ans. Sa physionomie en général lui donnoit cet âge; les rides dont elle étoit sillonnée ne font rien à la chose; elles pouvoient être prématurées.

C'étoit une de ces têtes qui sont si souvent sorties du pinceau du Guide. Une figure douce, pâle, n'ayant point l'air d'une ignorance nourrie par la présomption, des yeux pénétrans, et qui cependant se baissoient avec modestie vers la terre, et sembloient aussi viser à quelque chose au-delà de ce monde. Dieu sait mieux que moi comment cette tête avoit été placée sur les épaules d'un moine, et surtout d'un moine de son ordre: elle auroit mieux convenu à un Brachmane, et je l'aurois respecté, si je l'avais rencontré dans les plaines de l'Indostan.

Le reste de sa figure étoit ordinaire, et il auroit été aisé de la peindre, parce qu'il n'y avoit rien d'agréable et de rebutant que ce que le caractère et l'expression rendoient tel. Sa taille au-dessus de la médiocre, étoit un peu raccourcie par une courbure ou un pli qu'elle faisoit en avant; mais c'étoit l'attitude d'un moine qui se voue à mendier: telle qu'elle se présente en ce moment à mon imagination, elle gagnoit plus qu'elle ne perdoit à être ainsi.

Il fit trois pas en avant dans la chambre, mit la main gauche sur sa poitrine, et se tint debout avec un bâton blanc dans sa main droite. Lorsque je me fus avancé vers lui, il me détailla les besoins de son couvent, et la pauvreté de son ordre… Il le fit d'un air si naturel, si gracieux, si humble, qu'il falloit que j'eusse été ensorcelé pour n'en être pas touché…

Mais la meilleure raison que je puisse alléguer de mon insensibilité, c'est que j'étois prédéterminé à ne lui pas donner un sou.

LE MOINE.
Calais.

Il est bien vrai, lui dis-je, pour répondre à une élévation de ses yeux, qui avoit terminé son discours; il est bien vrai… Je souhaite que le ciel soit propice à ceux qui n'ont d'autre ressource que la charité du public; mais je crains qu'elle ne soit pas assez zélée pour satisfaire à toutes les demandes qu'on lui fait à chaque instant.

A ce mot de demandes, il jeta un coup-d'œil léger sur une des manches de sa robe… Je sentis toute l'éloquence de ce langage. Je l'avoue, dis-je, un habit grossier qu'il ne faut user qu'en trois ans, et un ordinaire apparemment fort mince… je l'avoue, tout cela n'est pas grand chose; mais encore est-ce dommage qu'on puisse les acquérir dans ce monde avec aussi peu d'industrie que votre ordre en emploie pour se les procurer. Il ne les obtient qu'aux dépens des fonds destinés aux aveugles, aux infirmes, aux estropiés et aux personnes âgées… Le captif qui, le soir en se couchant, compte les heures de ses afflictions, languit après une partie de cette aumône… Que n'êtes-vous de l'ordre de la Merci, au lieu d'être de celui de Saint-François. Pauvre comme je suis, vous voyez mon porte-manteau, il est léger; mais il vous seroit ouvert avec plaisir pour contribuer à la rançon des malheureux… Le moine me salua… Mais surtout, ajoutai-je, les infortunés de notre propre pays ont des droits à la préférence, et j'en ai laissé des milliers sur les rivages de ma patrie. Il fit un mouvement de tête plein de cordialité, qui sembloit me dire que la misère règne dans tous les coins du monde aussi bien que dans son couvent… Mais nous distinguons, lui dis-je, en posant la main sur la manche de sa robe, dans l'intention de répondre à son signe de tête, nous distinguons, mon bon père, ceux qui ne desirent avoir du pain que par leur propre travail, d'avec ceux qui au contraire ne veulent vivre qu'aux dépens du travail des autres, et qui n'ont d'autre plan de vie que de la passer dans l'oisiveté et dans l'ignorance, pour l'amour de Dieu.

Le pauvre Franciscain ne répliqua pas… Un rayon de rougeur traversa ses joues, et se dissipa dans un clin-d'œil; il sembloit que la nature épuisée ne lui fournissoit point de ressentiment… du moins il n'en fit pas voir… Mais laissant tomber son bâton entre ses bras, il se baissa avec résignation, ses deux mains contre sa poitrine, et se retira.

LE MOINE.
Calais.

Il n'eut pas sitôt fermé la porte, que mon cœur me fit un reproche de dureté… Bah! disais-je à trois fois différentes, et prenant un air insouciant; mais ma tranquillité ne revenoit pas. Chaque syllabe disgracieuse que j'avois prononcée se présentoit en foule à mon imagination. Je fis réflexion que je n'avois d'autre droit sur ce pauvre moine que de le refuser, et que c'étoit une peine assez grande pour lui, sans y ajouter des paroles dures. Je me rappelois ses cheveux gris; sa figure, son air honnête se retraçoient à mes yeux, et il me sembloit l'entendre dire: Quel mal vous ai-je fait?… Pourquoi me traiter ainsi?… En vérité, j'aurois dans ce moment donné vingt francs pour avoir un avocat… Je me suis mal comporté, me disais-je… Mais je ne fais que commencer mes voyages… J'apprendrai par la suite à me mieux conduire.

LA DÉSOBLIGEANTE.
Calais.

J'avois remarqué qu'un homme mécontent de lui-même étoit dans une position d'esprit admirable pour faire un marché. Il me falloit une voiture pour voyager en France et en Italie. J'aperçus des chaises dans la cour de l'hôtellerie, et je descendis de ma chambre pour en acheter ou pour en louer une. Une vieille désobligeante, qui étoit placée dans le coin le plus reculé de la cour, me frappa d'abord les yeux, et je sautai dedans: je la trouvai passablement d'accord avec la disposition actuelle de mes sensations. Je fis donc appeler monsieur Dessein, le maître de l'hôtellerie… mais monsieur Dessein étoit allé à vêpres. J'allois descendre, lorsque j'aperçus le moine de l'autre côté de la cour, causant avec une dame qui venoit d'arriver à l'auberge… Je ne voulois pas qu'il me vît; je tirai le rideau de taffetas pour me cacher; et ayant résolu d'écrire mon voyage, je tirai de ma poche mon écritoire portative, et je me mis à en faire la préface dans la désobligeante.

PRÉFACE
DANS LA DÉSOBLIGEANTE.

Plus d'un philosophe péripatéticien doit avoir observé que la nature, de sa pleine autorité, a mis des bornes au mécontentement de l'homme: elle a exécuté son plan de la manière la plus commode et la plus favorable pour lui, en lui imposant l'invincible nécessité de se procurer l'aisance, et de soutenir les revers de la fortune dans son propre pays. Ce n'est que là qu'elle l'a pourvu d'objets les plus propres à participer à son bonheur, et à porter une partie de ce fardeau qui, dans tous les âges et dans toutes les contrées, a toujours paru trop pesant pour les épaules d'une seule personne. Nous sommes doués, il est vrai, du pouvoir de répandre quelquefois notre bonheur hors de ses limites; mais il est bien imparfait, par l'impossibilité de se faire entendre, le manque de connoissances, le défaut de liaisons, la différence qui se trouve dans l'éducation, les mœurs, les coutumes, les habitudes; ce qui nous fait trouver tant de difficultés à communiquer nos sensations hors notre propre sphère, qu'elles équivalent souvent à une entière impossibilité.

Il s'ensuit de là que la balance du commerce sentimental est toujours contre celui qui sort de chez lui. Les gens qu'il rencontre lui font acheter au prix qu'ils veulent les choses dont il n'a guère besoin; ils prennent rarement sa conversation en échange pour la leur sans qu'il y perde… et il est forcé de changer souvent de correspondant, pour tâcher d'en trouver de plus équitables. On devine aisément tout ce qu'il a à souffrir.

Cela me conduit à mon sujet; et si le mouvement que je fais faire à la désobligeante me permet d'écrire, je vais développer les causes qui excitent à voyager.

Les gens oisifs qui quittent leur pays natal pour aller chez l'étranger, ont leurs raisons; elles proviennent de l'une ou de l'autre de ces trois causes générales:

Infirmités du corps.
Foiblesse d'esprit.
Nécessité inévitable.

Les deux premières causes renferment ceux que l'orgueil, la curiosité, la vanité, une humeur sombre, excitent à voyager par terre et par mer; et cela peut être combiné et subdivisé à l'infini.

La troisième classe offre une armée de pélerins et de martyrs. C'est ainsi que voyagent, sous l'obédience d'un supérieur, les moines de toutes les couleurs; que les malfaiteurs vont chercher le châtiment de leurs crimes; ou que les jeunes gens de famille, aimables libertins, sont forcés par des parens barbares, de voyager sous la tutèle des gouverneurs qui leur sont recommandés par les universités d'Oxford, Aberdeen et Glasgow.

Il y a une quatrième classe de voyageurs; mais leur nombre est si petit, qu'il ne mériteroit pas de distinction s'il n'étoit nécessaire, dans un ouvrage de la nature de celui-ci, d'observer la plus grande précision et exactitude, pour ne point confondre les caractères. Les hommes dont je veux parler ici, sont ceux qui traversent les mers et séjournent dans les pays étrangers par vues d'économie, pour plusieurs raisons et sous divers prétextes. Mais, comme ils pourroient s'épargner et aux autres beaucoup de peines inutiles en économisant dans leur pays… et que leurs raisons de voyager sont moins uniformes que celle des autres espèces d'émigrans, je les distinguerai sous le titre de

Simples Voyageurs.

Ainsi, on peut diviser le cercle entier des voyageurs comme il suit:

Voyageurs oisifs,
Voyageurs curieux,
Voyageurs menteurs,
Voyageurs orgueilleux,
Voyageurs vains,
Voyageurs sombres;

Viennent ensuite,

Les Voyageurs contraints, les moines,
Les Voyageurs criminels, les coupables,
Les Voyageurs innocens et infortunés,
Les simples Voyageurs;

Et enfin, s'il vous plaît,

Le Voyageur sentimental, ou moi-même, dont je vais rendre compte. J'ai voyagé autant par nécessité, et par le besoin que j'avois de voyager, qu'aucun autre de cette classe.

Je sais que mes voyages et mes observations seront d'une tournure différente que celle de mes prédécesseurs, et que j'aurois peut-être pu exiger pour moi seul une niche à part; mais en voulant attirer l'attention sur moi, ce seroit empiéter sur les droits du Voyageur vain; et j'abandonne cette prétention, jusqu'à ce qu'elle soit mieux fondée que sur l'unique nouveauté de ma voiture.

Mon lecteur se placera lui-même, comme il voudra, dans la liste. Il ne lui faut, s'il a voyagé, que peu d'études et de réflexions, pour se mettre dans le rang qui lui convient. Ce sera toujours un pas qu'il aura fait pour se connoître; et je parierois que, malgré ses voyages, il a conservé quelque teinture et quelque ressemblance de ce qu'il étoit avant qu'il ne les commençât.

L'homme qui le premier transplanta des ceps de vigne de Bourgogne au cap de Bonne-Espérance, ne s'imagina pas sans doute, quoique Hollandois, qu'il boiroit au cap du même vin que ces ceps de vigne auroient produit sur les côteaux de Beaune et de Pomar… Il étoit trop phlegmatique pour s'attendre à pareille chose; mais il étoit au moins dans l'idée qu'il boiroit une espèce de liqueur vineuse, bonne, médiocre, ou tout-à-fait mauvaise. Il savoit que tout cela ne dépendoit pas de son choix, et que ce qu'on appelle hasard devoit décider du succès. Cependant il en espéroit la meilleure réussite; mais, par une confiance trop présomptueuse dans la force de sa tête, et dans la profondeur de sa prudence, mon Hollandois auroit bien pu voir renverser l'une et l'autre par les fruits de son nouveau vignoble, et en montrant sa nudité devenir la risée du peuple.

Il en est de même d'un pauvre voyageur qui se hisse dans un vaisseau, ou qui court la poste à travers les royaumes les plus policés du globe, pour s'avancer dans la recherche des connoissances et des perfections.

On peut en acquérir en courant les mers et la poste dans cette vue: mais c'est mettre à la loterie. En supposant même qu'on obtienne ainsi des connoissances utiles et des perfections réelles, il faut encore savoir se servir de ce fonds acquis, avec précaution et avec économie, pour le faire tourner à son profit. Malheureusement les chances vont ordinairement au revers et pour l'acquisition et pour l'application. Cela me fait croire qu'un homme agiroit très-sagement s'il pouvoit prendre sur lui de vivre content dans son pays, sans connoissances et sans perfections étrangères, surtout si on n'y manque pas absolument des unes et des autres. En effet, je tombe en défaillance quand j'observe tous les pas que fait un voyageur curieux, pour jeter les yeux sur des points de vue et observer des découvertes qu'il auroit pu voir chez lui, comme disoit très-bien Sancho Pança à Don-Quichotte. Le siècle est si éclairé, qu'à peine il y a quelque pays ou quelque coin dans l'Europe, dont les rayons ne soient pas traversés ou échangés réciproquement avec d'autres. Les rameaux divers des connoissances ressemblent à la musique dans les rues des villes d'Italie; on participe gratis à ses agrémens. Mais il n'y a pas de nation sous le ciel, et Dieu à qui je rendrai compte un jour de cet ouvrage, Dieu est témoin que je parle sans ostentation; il n'y a pas, dis-je, une nation sous le ciel qui soit plus féconde dans les genres variés de la littérature… où l'on courtise plus les muses… où l'on puisse acquérir la science plus sûrement… où les arts soient plus encouragés et plutôt portés à leur perfection… où la nature soit plus approfondie… où l'esprit enfin soit mieux nourri par la variété des caractères…

Où donc allez-vous, mes chers compatriotes? Nous ne faisons, me dirent ils, que regarder cette chaise. Votre très-humble serviteur, leur dis-je en sautant dehors et en ôtant mon chapeau. Nous avions envie de savoir, me dit l'un d'eux qui étoit un voyageur curieux, ce qui occasionnoit le mouvement de cette chaise… C'étoit, dis-je froidement, l'agitation d'un homme qui écrivoit une préface… Je n'ai jamais entendu parler, dit l'autre qui étoit un voyageur simple, d'une préface écrite dans une désobligeante. Elle auroit peut-être été plus chaudement faite, lui dis-je, dans un vis-à-vis.

Mais un Anglois ne voyage pas pour voir des Anglois… Je me retirai dans ma chambre.

CALAIS.

Je marchois dans le long corridor; il me sembloit qu'une ombre plus épaisse que la mienne en obscurcissoit le passage: c'étoit effectivement monsieur Dessein qui, étant revenu de vêpres, me suivoit complaisamment, le chapeau sous le bras, pour me faire souvenir que je l'avois demandé. La préface que je venais de faire dans la désobligeante m'avoit dégoûté de cette espèce de voiture, et monsieur Dessein ne m'en parla que par un haussement d'épaules, qui vouloit dire qu'elle ne me convenoit pas. Je jugeai aussitôt qu'elle appartenoit à quelque voyageur idiot, qui l'avoit laissée à la probité de monsieur Dessein, pour en tirer ce qu'il pourroit. Il y avoit quatre mois qu'elle étoit dans le coin de la cour; c'étoit le point marqué, où, après avoir fait son tour d'Europe, elle avoit dû revenir. Lorsqu'elle en partit, elle n'avoit pu sortir de la cour sans être réparée; elle s'étoit depuis brisée deux fois sur le Mont-Cenis. Toutes ces aventures ne l'avoient pas améliorée, et son repos oisif dans le coin de la cour de monsieur Dessein ne lui avoit pas été favorable. Elle ne valoit pas beaucoup, mais encore valoit-elle quelque chose… Et quand quelques paroles peuvent soulager la misère, je déteste l'homme qui en est avare…

Je dis à monsieur Dessein, en appuyant le bout de mon index sur sa poitrine: En vérité, si j'étois à votre place, je me piquerais d'honneur pour me défaire de cette désobligeante; elle doit vous faire des reproches toutes les fois que vous en approchez.

Mon Dieu! dit monsieur Dessein, je n'y ai aucun intérêt… Excepté, dis-je, l'intérêt que des hommes d'une certaine tournure d'esprit, monsieur Dessein, prennent dans leurs propres sensations… Je suis persuadé que pour un homme qui sent pour les autres aussi bien que pour lui-même, et vous vous déguisez inutilement; je suis persuadé que chaque nuit pluvieuse vous fait de la peine… Vous souffrez, monsieur Dessein, autant que la machine.

J'ai toujours observé, lorsqu'il y a de l'aigre doux dans un compliment, qu'un Anglois est en doute s'il se fâchera ou non. Un François n'est jamais embarrassé: monsieur Dessein me salua.

Ce que vous dites est bien vrai, monsieur, dit-il; mais je ne ferais dans ce cas-là que changer d'inquiétude, et avec perte. Figurez-vous, je vous prie, mon cher Monsieur, si je vous vendois une voiture qui tombât en lambeaux avant d'être à la moitié du chemin, figurez-vous ce que j'aurois à souffrir de la mauvaise opinion que j'aurois donnée de moi à un homme d'honneur, et de m'y être exposé vis-à-vis d'un homme d'esprit.

La dose étoit exactement pesée au poids que j'avois prescrit; il fallut que je la prisse… Je rendis à monsieur Dessein son salut; et, sans parler davantage de cas de conscience, nous marchâmes vers sa remise, pour voir son magasin de chaises.

DANS LA RUE.
Calais.

Le globe que nous habitons est apparemment une espèce de monde querelleur. Comment, sans cela, l'acheteur d'une aussi petite chose qu'une mauvaise chaise de poste, pourroit-il sortir dans la rue avec celui qui veut la vendre, dans des dispositions pareilles à celles où j'étois? Il ne devoit tout au plus être question que d'en régler le prix; et je me trouvais dans la même position d'esprit, je regardois mon marchand de chaises avec les mêmes yeux de colère, que si j'avois été en chemin pour aller au coin de Hyde-Parc me battre en duel avec lui. Je ne savois pas trop bien manier l'épée, et je ne me croyois pas capable de mesurer la mienne avec celle de monsieur Dessein… mais cela n'empêchoit pas que je ne sentisse en moi les mouvemens dont on est agité dans cette espèce de situation… Je regardois monsieur Dessein avec des yeux perçans… Je les jetois sur lui en profil… ensuite en face… Il me sembloit un Juif… un Turc… Sa perruque me déplaisoit… J'implorois tous mes dieux pour qu'ils le maudissent… Je le souhaitois à tous les diables…

Le cœur doit-il donc être en proie à toutes ces émotions pour une bagatelle? Qu'est-ce que trois ou quatre louis qu'il peut me faire payer de trop? Passion basse! me dis-je en me retournant avec la précipitation naturelle d'un homme qui change subitement de façon de penser… Passion basse, vile!… tu fais la guerre aux humains: ils devroient être en garde contre toi… Dieu m'en préserve, s'écria-t-elle, en mettant la main sur son front… et je vis, en me retournant, la dame que le moine avoit abordée dans la cour… Elle nous avoit suivis sans que nous nous en fussions aperçus. Dieu vous en préserve, lui dis-je en lui offrant la mienne… Elle avoit des gants de soie noire, qui étoient ouverts au bout des pouces et des doigts… Elle l'accepta sans façon, et je la conduisis à la porte de la remise.

Monsieur Dessein avoit donné plus de cinquante fois la clef au diable avant de s'apercevoir que celle qu'il avoit apportée n'étoit pas la bonne. Nous étions aussi impatiens que lui de voir cette porte ouverte; et si attentifs à l'obstacle, que je continuai à tenir la main de la dame sans presque m'en apercevoir; de sorte que monsieur Dessein nous laissa ensemble, la main dans la mienne, et le visage tourné vers la porte de la remise, en nous disant qu'il seroit de retour dans cinq ou six minutes.

Un colloque de cinq ou six minutes dans une pareille situation, fait plus d'effet que s'il duroit cinq ou six siècles le visage tourné vers la rue. Ce que l'on se dit dans ce dernier cas ne roule ordinairement que sur des objets et des événemens du dehors… Mais quand les yeux ne sont point distraits, et qu'ils se portent sur un point fixe, le sujet du dialogue ne vient uniquement que de nous-mêmes… Je sentis l'importance de la situation… Un seul moment de silence après le départ de monsieur Dessein y eût été fatal… La dame se seroit infailliblement retournée… Je commençai donc la conversation sur-le-champ.

Comme je n'écris pas pour excuser les foiblesses de mon cœur, mais pour en faire le récit, je vais dire quelles furent les tentations que j'éprouvai dans cette occasion, avec la même simplicité que je les ai senties.

LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.

Lorsque j'ai dit que je ne voulois pas sortir de la désobligeante, parce que je voyois le moine en conférence avec une dame qui venoit d'arriver, j'ai dit la vérité… mais je n'ai pas dit toute la vérité; car j'étois bien autant retenu par l'air et la figure de la dame avec laquelle il s'entretenoit. Je soupçonnois qu'il lui rendoit compte de ce qui s'étoit passé entre nous… quelque chose en moi-même me le suggeroit… Je souhaitois le moine dans son couvent.

Lorsque le cœur devance l'esprit, il épargne au jugement bien des peines… J'étois certain qu'elle étoit du rang des plus belles créatures. Cependant je ne pensai plus à elle, et continuai d'écrire ma préface.

L'impression qu'elle avoit faite sur moi revint aussitôt que je la rencontrai dans la rue. L'air franc et en même-temps réservé avec lequel elle me donna la main, me parut une preuve d'éducation et de bon sens. Je sentois, en la conduisant, je ne sais quelle douceur autour d'elle, qui répandoit le calme dans tous mes esprits.

Bon Dieu, me disois-je, avec quel plaisir on mèneroit une pareille femme avec soi autour du monde!

Je n'avois pas encore vu son visage… mais qu'importe? son portrait étoit achevé long-temps avant d'arriver à la remise. L'imagination m'avoit peint toute sa tête, et se plaisoit à me faire croire qu'elle étoit une déesse, autant que si je l'eusse retirée du fond du Tibre… O magicienne! tu es séduite, et tu n'est toi-même qu'une friponne séduisante… Tu nous trompes sept fois par jour avec tes portraits et tes images… mais aussi tu les fais si gracieux, ils ont tant de charmes… tu couvres tes peintures d'un coloris si brillant, qu'on a du regret à rompre avec toi.

Lorsque nous fûmes près de la porte de la remise, elle ôta sa main de son front et le laissa voir… C'étoit une figure à-peu-près de vingt-six ans… une brune claire, piquante, sans rouge, sans poudre, et accommodée le plus simplement. A l'examiner en détail, ce n'étoit pas une beauté; mais il y avoit dans cette figure le charme qui, dans la situation d'esprit où je me trouvois, m'attachoit beaucoup plus que la beauté: elle étoit surtout intéressante… Elle avoit l'air d'une veuve qui avoit surmonté les premières impressions de la douleur, et qui commençoit à se reconcilier avec sa perte: mais mille autres revers de la fortune avoient pu tracer les mêmes lignes sur son visage… J'aurois voulu savoir ses malheurs… et si le même bon ton qui régnoit dans les conversations du temps d'Esdras eût été à la mode en celui-ci, je lui aurois dit: Qu'as-tu? et pourquoi cet air inquiet? Qu'est ce qui te chagrine? et d'où te vient ce trouble d'esprit? En un mot, je me sentis de la bienveillance pour elle, et je pris la résolution de lui faire ma cour de manière ou d'autre… enfin de lui offrir mes services.

Telles furent mes tentations… et disposé à les satisfaire, on me laissa seul avec la dame, sa main dans la mienne, ayant le visage tourné vers la remise, et beaucoup plus près de la porte que la nécessité ne l'exigeoit.

LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.

Belle dame, lui dis-je, en élevant légèrement sa main, voici un de ces événemens qu'amène la capricieuse fortune, de prendre, pour ainsi dire par la main, deux parfaits étrangers… de différens sexes, et peut-être de différens coins du monde, et de les placer en un moment ensemble d'une manière si cordiale, que l'amitié elle-même en pourroit à peine faire autant, si elle l'avoit projeté depuis un mois.

«Et votre réflexion sur ce point, monsieur, fait voir combien l'aventure vous a embarrassé…»

Lorsque notre situation est telle que nous l'aurions souhaitée, rien n'est plus mal-à-propos que de parler des circonstances qui la rendent ainsi: Vous remerciez la fortune, continua-t-elle, vous avez raison… Le cœur le savoit, et il étoit content. Il n'y avoit qu'un philosophe anglois qui pût en avertir l'esprit pour révoquer le jugement.

En me disant cela, elle dégagea sa main avec un coup-d'œil qui me parut un commentaire suffisant sur le texte.

Je vais donner une misérable idée de la foiblesse de mon cœur, en avouant qu'il éprouva une peine que des causes peut-être plus dignes n'auroient pu lui faire ressentir… La perte de sa main me mortifioit, et la manière dont je l'avois perdue ne portoit point de baume sur la blessure… Je sentis alors plus que je n'ai jamais fait de ma vie, le désagrément que cause une sotte infériorité.

Mais de pareilles victoires ne donnent qu'un triomphe momentané; un cœur vraiment féminin n'en jouit pas long-temps. Cinq ou six secondes changèrent la scène; elle appuya sa main sur mon bras pour achever sa réplique, et je me remis, sans savoir comment, dans ma première situation.

J'attendois qu'elle me parlât… elle n'avoit rien à y ajouter.

Je donnai alors une autre tournure à la conversation. La morale et l'esprit de la sienne m'avoient fait voir que je n'avois pas bien saisi son caractère. Elle tourna son visage vers moi, et je m'aperçus que le feu qui l'avoit animé pendant qu'elle me parloit, s'étoit évanoui… ses muscles s'étoient relâchés, et je revis ce même air de peine qui m'avoit d'abord intéressé en sa faveur. Qu'il étoit triste de voir cet esprit fin et délicat en proie à la douleur! Je la plaignis de toute mon ame. Ce que je vais dire paroîtra peut-être ridicule à un cœur insensible… mais en vérité, j'aurois pu en ce moment la prendre et la serrer dans mes bras, quoique dans la rue, sans en rougir.

Mes doigts serroient les siens, et le battement de mes artères qui s'y faisoit sentir, lui apprit ce qui se passoit en moi… Elle baissa les yeux… un moment de silence s'ensuivit.

Je craignis avoir fait, dans cet intervalle, quelques légers efforts pour serrer davantage sa main; car j'éprouvai une sensation plus subtile dans la mienne… Ce n'étoit pas un mouvement pour retirer la sienne… mais c'étoit comme si la pensée lui en venoit; et je l'aurois infailliblement perdue une seconde fois, si l'instinct, plus que la raison, ne m'eût suggéré fort à propos une dernière ressource dans ces sortes de périls… c'étoit de la tenir si légèrement, qu'il sembloit que j'étois sur le point de lui rendre sa liberté de mon propre gré; et c'est ainsi qu'elle me la laissa jusqu'à ce que monsieur Dessein fût de retour avec la clef. Cependant je me mis à réfléchir sur les moyens d'effacer les mauvaises impressions contre moi, qu'auroit pu faire sur son esprit mon histoire avec le pauvre moine, en cas que celui-ci lui en eût fait le rapport.

LA TABATIÈRE.
Calais.

Le bon vieillard de moine étoit à quatre pas de nous, lorsque je me rappelois ce qui s'étoit passé entre lui et moi… il avançoit d'un pas timide, dans la crainte sans doute de se rendre importun… Il approche enfin d'un air libre… Il avoit une tabatière de corne à la main, et il me la présenta ouverte avec beaucoup de franchise… Vous goûterez de mon tabac, lui dis-je, en tirant de ma poche une petite tabatière d'écaille que je mis dans sa main… Il est excellent, dit-il. Hé bien, lui dis-je, faites-moi donc la grace de garder le tabac et la tabatière… et lorsque vous en prendrez une prise, souvenez-vous quelquefois que c'est l'offrande de paix d'un homme qui vous a traité brusquement… mais qui n'en avoit pas l'intention dans le cœur.

[Illustration]

Le pauvre moine devint rouge comme de l'écarlate… Mon Dieu! dit-il en serrant ses mains l'une contre l'autre, vous n'avez jamais été brusque à mon égard… Oh! pour cela, dit la dame, je crois qu'il en est incapable. Je rougis à mon tour… Et quelle en fut la cause… Je le laisse à deviner à ceux qui ont du sentiment… Pardonnez-moi, Madame, je l'ai traité très-rudement et sans aucune provocation de sa part… Cela est impossible, dit-elle… Mon Dieu, s'écria le moine avec une vivacité qui lui paroissoit étrangère, la faute en fut à moi et à l'indiscrétion de mon zèle. La dame dit que cela ne pouvoit pas être; et je m'unis à elle pour soutenir qu'il étoit impossible qu'un homme aussi honnête que lui pût offenser qui que ce soit.

J'ignorois, avant ce moment, qu'une dispute pût causer une irritation aussi douce et aussi agréable dans toutes les parties sensitives de notre existence. Nous restâmes dans le silence… et nous y restâmes sans éprouver cette peine ridicule que l'on ressent pour l'ordinaire dans une compagnie où l'on s'entre-regarde dix minutes sans dire mot. Le moine, pendant cet intervalle, frottoit sa tabatière de corne sur la manche de son froc… Dès qu'il lui eut donné un peu de lustre, il fit une profonde inclination, et me dit qu'il ne savoit pas si c'étoit la foiblesse ou la bonté de nos cœurs qui nous avoit engagés dans cette contestation… Quoi qu'il en soit, Monsieur, je vous prie de faire un échange de boîtes… il me présenta la sienne d'une main, et de l'autre tenant la mienne, il la baisa, les yeux humides de larmes, la mit dans son sein et s'en alla sans rien dire.

Ah!… je conserve sa boîte… elle vient au secours de ma religion, pour aider mon esprit à s'élever au-dessus des choses terrestres… Je la porte toujours sur moi… elle me fait souvenir de la douceur et de la modération de celui qui la possédoit, et je tâche de le prendre pour modèle dans tous les embarras de ce monde. Il en avoit essuyés beaucoup. Son histoire qu'on m'a racontée depuis, étoit un tissu de peines et de désagrémens; il les avoit supportés jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans: mais alors, accablé par le chagrin de voir que ses services militaires étoient mal récompensés, et éprouvant en même-temps des revers dans la plus tendre des passions, il abandonna l'épée et le beau sexe à-la-fois, et se retira dans le sanctuaire, non pas tant de son couvent que de lui-même.

Je sens un poids sur mon cœur en ajoutant qu'à mon retour par Calais, m'étant informé du père Lorenzo, j'appris qu'il étoit mort depuis trois mois, et qu'il avoit désiré d'être enterré dans un petit cimetière, à deux lieues de la ville, appartenant à son couvent. J'eus un violent désir d'aller visiter son tombeau… Lorsque j'y fus, je tirai de ma poche sa petite boîte de corne, je m'assis près de sa tombe, et j'arrachai quelques orties qui n'avoient que faire de croître sur ce lieu sacré. Toute cette scène m'affecta à un tel point, que je versai un torrent de larmes… Mais je suis aussi foible qu'une femme, et je prie le lecteur de ne pas sourire, mais plutôt de me plaindre.

LA PORTE DE LA REMISE.
Calais.

Pendant tout ce temps, je n'avois pas quitté la main de la dame… il me parut qu'il étoit peu décent, après l'avoir tenue si long-temps, de la lâcher sans la presser contre mes lèvres, et je m'y hasardai… Son teint pâle et inanimé sembloit avoir repris pendant cette action son coloris le plus brillant.

Les deux voyageurs qui m'avoient parlé dans la cour, vinrent à passer dans ce moment critique, et s'imaginèrent que nous étions pour le moins mari et femme. Le voyageur curieux s'approcha, et nous demanda si nous partions pour Paris le lendemain matin… Je lui dis que je ne pouvois répondre que pour moi-même.—La dame ajouta qu'elle alloit à Amiens… Nous y dînâmes hier, me dit le voyageur simple. Vous traverserez cette ville, me dit l'autre, en allant à Paris. J'allois lui faire mille remercîmens de m'avoir appris qu'Amiens étoit sur la route de Paris… mais je tirai de ma poche la petite boîte de corne de mon pauvre moine pour prendre une prise de tabac… Je les saluai d'un air tranquille, et leur souhaitai une bonne traversée à Douvres… Ils nous laissèrent seuls…

Mais, me disois-je à moi-même, quel mal y auroit-il que j'offrisse à cette dame affligée la moitié de ma chaise?… Quel grand malheur pourroit-il s'ensuivre?

—Quel malheur? s'écrièrent en foule toutes les passions basses qui se réveillèrent en moi… Ne voyez-vous pas, disoit l'Avarice, que cela vous obligera de prendre un troisième cheval, et qu'il vous en coûtera vingt francs de plus? Vous ne savez pas ce qu'elle est, me disoit la Précaution… ni les embarras que cette affaire peut vous causer, disoit la Lacheté à mon oreille.

Vous pouvez compter, Yorick, ajoutoit la Discrétion, que l'on dira que c'est votre maîtresse, et que Calais a été le lieu de votre rendez-vous.

Comment pourrez-vous après cela, s'écria l'Hypocrisie, montrer votre visage en public?… ou vous élever, disoit la Pusillanimité, dans l'église?… ou y être autre chose qu'un petit chanoine, ajoutoit l'Orgueil.

Mais… répondois-je à tout cela, c'est une honnêteté… Je n'agis guère que par ma première impulsion, et j'écoute surtout fort peu les raisonnemens qui contribuent à endurcir le cœur… Je me retournai précipitamment vers la dame.

Elle n'étoit déjà plus là… Elle étoit partie sans que je m'en aperçusse, pendant que cette cause se plaidoit, et avoit déjà fait douze ou quinze pas dans la rue. Je courus à elle pour lui faire ma proposition du mieux qu'il me seroit possible… mais elle marchoit la joue appuyée sur sa main, les yeux fixés en terre, et du pas lent et mesuré d'une personne qui pense… Une idée me frappa qu'elle agitoit la même affaire en elle-même. Que le ciel vienne à son secours! dis-je; elle a probablement quelque belle-mère entichée de pruderie; quelque tante hypocrite, quelque vieille femme ignorante à consulter en cette occasion, aussi bien que moi. Ainsi, ne me souciant pas d'interrompre la procédure, et croyant qu'il étoit plus honnête de la prendre à discrétion, plutôt que par surprise, je me retournai doucement et fis deux ou trois tours devant la porte de la remise, tandis que, de son côté, elle réfléchissoit en se promenant.

DANS LA RUE.
Calais.

La première fois que je l'avois vue, j'avois arrêté dans mon imagination qu'elle étoit charmante; ensuite j'avois posé, comme un second axiôme aussi incontestable que le premier, qu'elle étoit veuve et dans l'affliction… je n'allai pas plus loin; cette situation me plaisoit… Elle seroit restée avec moi jusqu'à minuit, que je m'en serois tenu à ce système, et ne l'aurois considérée que sous ce point de vue général.

Elle s'étoit à peine éloignée de moi de vingt pas, que quelque chose d'intérieur en moi me faisoit désirer plus de particularités sur son compte… L'idée d'une longue séparation vint me saisir et m'alarmer… il pouvoit se faire que je ne la revisse plus… Le cœur s'attache à ce qu'il peut, et je voulois au moins des traces sur lesquelles mes souhaits pussent la rejoindre, si je ne la revoyois plus moi-même: en un mot, je voulois savoir son nom, celui de sa famille, son état… Je savois l'endroit où elle alloit, je voulois savoir l'endroit d'où elle venoit. Mais comment parvenir à toutes ces connoissances? Cent petites délicatesses s'y opposoient. Je formai vingt plans différens: je ne pouvois pas lui faire des questions directes, la chose du moins me paroissoit impossible.

Un petit officier françois de fort bon air, qui venoit en dansant au bruit d'une ariette qu'il fredonnoit, me fit voir que ce qui me sembloit si difficile étoit la chose du monde la plus aisée. Il se trouva entre la dame et moi, au moment qu'elle revenoit à la porte de la remise. Il m'aborda, et à peine m'avoit-il parlé, qu'il me pria de lui faire l'honneur de le présenter à la dame… Je n'avois pas été présenté moi-même… Il se retourna aussitôt et se présenta sans moi. Vous venez de Paris, apparemment, lui dit-il, madame? Non; mais je vais, dit-elle, prendre cette route. Vous n'êtes pas de Londres? Elle répondit que non. Ah! madame vient de Flandres? apparemment que vous êtes Flamande? La dame répondit oui… De Lille, peut-être?… Non… Ni d'Arras, ni de Cambrai, ni de Bruxelles?… La dame dit qu'elle étoit de Bruxelles.

J'ai eu l'honneur d'assister au bombardement de cette ville dans la dernière guerre… Il faut l'avouer, cette place est admirablement bien située pour cela… Elle étoit remplie de noblesse, quand les Impériaux en furent chassés par les François… La dame lui fit une légère inclination de tête… Il lui raconta la part qu'il avoit eue au succès de cette affaire… la pria de lui faire l'honneur de lui dire son nom, et la salua…

Et madame, sans doute, a son mari, reprit-il, en regardant derrière lui après avoir fait deux pas? Et sans attendre la réponse, il s'en alla en sautant dans la rue.

Je le considérai avec des yeux attentifs… Apparemment, me dis-je, que je n'ai pas assez médité les importantes leçons de la civilité qu'on a mises dans les mains de mon enfance; car je n'en pourrois pas faire autant.

LA REMISE.
Calais.

M. Dessein étoit arrivé avec la clef de la remise à la main, il nous ouvrit les grands battans de son magasin de chaises.

Le premier objet qui me donna dans l'œil, fut une autre guenille de désobligeante, le vrai portrait de celle qui m'avoit plu une heure auparavant, mais qui depuis avoit excité en moi une sensation si désagréable… Il me sembloit qu'il n'y avoit qu'un rustre, un homme insociable, qui eût pu imaginer une telle machine, et je pensais à-peu-près de même de celui qui voudroit s'en servir.

J'observai qu'elle causoit autant de répugnance à la dame qu'à moi… M. Dessein s'en aperçut, et il nous mena vers deux chaises qui devinrent tout de suite l'objet de ses éloges. Les lords A. et B., dit-il, les avoient achetées pour faire le grand tour; mais elles n'ont pas été plus loin que Paris; ainsi, elles sont à tous égards aussi bonnes que neuves… Je les trouve trop bonnes, M. Dessein; et je passai à une autre qui étoit derrière, et qui parut me convenir… J'entrai sur-le-champ en négociation du prix… Cependant, dis-je, en ouvrant la portière et en montant dedans, il me semble qu'on auroit bien de la peine à y tenir deux… Ayez la bonté, madame, dit M. Dessein, en lui offrant son bras, d'y monter aussi… La dame hésita une demi-seconde… et s'y plaça… et M. Dessein, à qui un domestique faisoit signe qu'il vouloit lui parler, ferma la portière sur nous et nous laissa.

LA REMISE.
Calais.

Voila qui est plaisant, dit la dame, en souriant; c'est la seconde fois que, par des hasards fort indifférens, on nous laisse ensemble: cela est comique.

Il ne manque du moins pour le rendre tel, lui dis-je, que l'usage comique que la galanterie d'un François voudroit faire de cette aventure… Faire l'amour dans le premier moment… offrir sa personne au second.

C'est-là leur fort, répondit la dame.

On le suppose au moins… et je ne sais trop comment cela est arrivé… mais ils ont acquis la réputation de mieux connoître et faire l'amour que toute autre nation de la terre… Pour moi, je les crois très-mal adroits… et dans le vrai, la pire espèce d'archers qui jamais exerça la patience du dieu d'Amour.

… Croire qu'ils mettent du sentiment dans l'amour!

Je croirois plutôt qu'il est possible de faire un bel habit avec des morceaux de reste et de toutes couleurs… Ils se déclarent tout d'un coup, à la première rencontre… N'est-ce pas là soumettre l'offre de leur amour et de leur personne à l'examen sévère d'un esprit que le cœur n'a pas encore échauffé?

La dame m'écoutoit comme si elle s'attendoit à quelque chose de plus…

Considérez donc, madame, lui dis-je, en posant ma main sur la sienne…

Que les personnes graves détestent l'amour à cause du nom.

Les intéressées le haïssent, parce qu'elles donnent la préférence à autre chose.

Les hypocrites paroissent l'avoir en horreur, en feignant de n'aspirer qu'aux choses célestes.

Le vrai de tout cela, c'est que nous sommes beaucoup plus effrayés que blessés par cette passion… Quelque manque d'expérience que l'homme montre dans ces sortes d'affaires, il ne laisse échapper le mot d'amour qu'une heure ou deux au moins après le temps que son silence sur ce sujet est devenu un vrai tourment. Il me semble qu'une suite de petites et paisibles attentions qui n'iroient pas jusqu'à sonner l'alarme… et qui ne seroient pourtant pas assez vagues pour qu'on pût s'y méprendre… accompagnées de temps en temps d'un regard tendre, mais peu ou même point du tout de discours à ce sujet… laisseroient votre maîtresse toute à la nature, qui saura bien amollir son cœur.

Eh bien, dit la dame en rougissant, je crois que vous n'avez pas cessé de me faire l'amour depuis que nous sommes ensemble.

LA REMISE.
Calais.

M. Dessein revint pour nous ouvrir la portière, et dit à la dame que M. le comte de L… son frère, venoit d'arriver… Quoique je souhaitasse tout le bien possible à cette dame, j'avouerai que cet événement attrista mon cœur; et je ne pus m'empêcher de le lui dire… car en vérité, madame, ajoutai-je, il est fatal à une proposition que j'allois vous faire…

Il est inutile, dit-elle, en m'interrompant et en mettant une de ses mains sur les deux miennes, de m'expliquer votre projet. Il est rare, mon bon Monsieur, qu'un homme ait quelque proposition amicale à faire à une femme, sans qu'elle en ait le pressentiment quelques momens auparavant.

Oui… la nature, dis-je, l'arme de ce pressentiment, pour la garantir du piége… Mais, dit-elle en me fixant, je n'avois rien à craindre; et, à vous parler franchement, j'étois déterminée à accepter votre proposition. Si je l'eusse acceptée… elle s'arrêta un moment… je crois, reprit-elle, que vous m'auriez disposée à vous raconter une histoire qui auroit rendu la compassion la chose la plus dangereuse qui auroit pu nous arriver dans le voyage.

Et me disant cela, elle me tendit la main… Je la baisai deux fois, et elle descendit de la chaise en me disant adieu avec un regard mêlé de sensibilité et de douceur.

DANS LA RUE.
Calais.

Elle ne m'eut pas sitôt quitté, que je commençai à m'ennuyer. Il me sembloit que les minutes étoient des heures, et je n'ai jamais fait un marché de douze guinées aussi promptement dans toute ma vie, que celui de ma chaise. Je donnai ordre qu'on m'amenât des chevaux de poste, et je dirigeai mes pas vers l'hôtellerie.

Ciel! dis-je en entendant quatre heures sonner, et en faisant réflexion qu'il n'y avoit guère plus d'une heure que j'étois à Calais…

Quel gros volume d'aventures, en cet instant si court, ne pourroit pas produire un homme qui s'intéresse à tout, et ne laisse rien échapper de ce que le temps et le hasard lui présentent continuellement!

Je ne sais si cet ouvrage aura jamais quelqu'utilité; peut-être qu'un autre réussira mieux. Mais qu'importe? c'est un essai que je fais sur la nature humaine… il ne me coûte que mon travail; cela suffit, il me fait plaisir; il anime la circulation de mon sang, dissipe les humeurs sombres, éclaire mon jugement et ma raison.

Je plains l'homme qui, voyageant de Dan à Bersheba, peut s'écrier: Tout est stérile! Oui, sans doute, le monde entier est stérile pour ceux qui ne veulent pas cultiver les fruits qu'il présente; mais, me disois-je à moi-même en frottant gaiement mes mains l'une contre l'autre, je serois au milieu d'un désert que je trouverais de quoi réveiller mes affections… Un doux myrte, un triste cyprès, m'attireroient sous leur feuillage… Je les bénirois de l'ombrage bienfaisant qu'ils m'offriroient… je graverois mon nom sur leur écorce; je leur dirais: vous êtes les arbres les plus agréables de tout le désert… Je gémirais avec eux en voyant leurs feuilles dessécher et tomber, et ma joie se mêleroit à la leur, quand le retour de la belle saison les couronneroit d'une riante verdure.

Le savant Smelfungus voyagea de Boulogne à Paris, de Paris à Rome, et ainsi de suite; mais le savant Smelfungus avoit la jaunisse. Accablé d'une humeur sombre, tous les objets qui se présentèrent à ses yeux, lui parurent décolorés et défigurés… Il nous a donné la relation de ses voyages: ce n'est qu'un triste détail de ses pitoyables sensations.

Je rencontrai Smelfungus sous le grand portique du Panthéon… il en sortoit… Ce n'est qu'un vaste cirque pour un combat de coqs, dit-il… Je voudrois, lui dis-je, que vous n'eussiez rien dit de pis de la Vénus de Médicis… J'avois appris, en passant à Florence, qu'il avoit fort maltraité la déesse, parce qu'il la regardoit comme la beauté la plus prostituée du pays.

Smelfungus revenoit de ses voyages, et je le rencontrai encore à Turin… Il n'eut que de tristes aventures sur la terre et sur l'onde à me raconter. Il n'avoit vu que des gens qui s'entre-mangent, comme les antropophages… Il avoit été écorché vif, et plus maltraité que Saint-Barthelemi, dans toutes les auberges où il étoit entré.

Oh! je veux le publier dans tout l'univers, s'écria-t-il. Vous ferez mieux, lui dis-je, d'aller voir votre médecin.

Mundungus, homme dont les richesses étoient immenses, se dit un jour: allons, faisons le grand tour. Il va de Rome à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Vienne, à Dresde, à Berlin… et Mundungus, à son retour, n'avoit pas retenu une seule anecdote agréable… ou qui portoit un caractère de générosité… Il avoit parcouru les grandes routes sans jeter les yeux ni d'un côté ni de l'autre, de crainte que l'amour ou la compassion ne le détournât de son chemin.

Que la paix soit avec eux, s'ils peuvent la trouver! Mais le ciel, s'il étoit possible d'y atteindre avec de pareils esprits, n'auroit point d'objets qui pussent fixer et amollir la dureté de leurs cœurs… Les doux génies, sur les ailes de l'amour, viendraient se réjouir de leur arrivée; ils n'entendroient autre chose que des cantiques de joie, des extases de ravissement et de bonheur… O! mes chers lecteurs, les ames de Smelfungus et de Mundungus… je les plains… elles manquent de facultés pour les sentir… Smelfungus et Mundungus seroient placés dans la demeure la plus heureuse du ciel… les ames de Smelfungus et de Mundungus s'y croiroient malheureuses, et gémiroient pendant toute l'éternité.

MONTREUIL.

Mon porte-manteau étoit tombé une fois de derrière la chaise; j'avois été obligé de descendre deux fois par la pluie, et je m'étois mis une autre fois dans la boue jusqu'aux genoux, pour aider le postillon à l'attacher… Je ne savais ce qui causoit un dérangement si fréquent. J'arrive à Montreuil, et l'hôte me demande si je n'ai pas besoin d'un domestique… A ce mot, je devine que c'est le défaut d'un domestique qui est cause que mon porte manteau se dérange si souvent.

Un domestique! dis-je: oui, j'en ai bien besoin; il m'en faut un. Monsieur, dit l'hôte, c'est qu'il y a ici près un jeune homme qui seroit charmé d'avoir l'honneur de servir un Anglois. Et pourquoi plutôt un Anglois qu'un autre? Ils sont si généreux! répond l'hôte. Bon! dis-je en moi-même, je gage que ceci me coûtera vingt sols de plus ce soir… C'est qu'ils ont de quoi faire les généreux, ajouta-t-il. Courage! me disais-je, autres vingt sols à noter. Pas plus tard qu'hier au soir, continua-t-il, un milord Anglois offrit un écu à la fille… Tant pis pour mademoiselle Jeanneton, dis-je.

Mademoiselle Jeanneton étoit fille de l'hôte; et l'hôte s'imaginant que je n'entendois pas bien le françois, se hasarda à m'en donner une leçon. Ce n'est pas tant pis que vous auriez dû dire, Monsieur, c'est tant mieux. C'est toujours tant mieux, quand il y a quelque chose à gagner; tant pis, quand il n'y a rien… Cela revient au même, lui dis-je. Pardonnez-moi, Monsieur, dit l'hôte, cela est bien différent.

Ces deux expressions, tant pis et tant mieux, étant les deux grands pivots de presque toutes les conversations françoises, il est bon d'avertir qu'un étranger qui va à Paris, feroit bien de s'instruire, avant d'arriver, de toute l'étendue de leur usage.

Un jeune marquis, plein de vivacité, demanda à monsieur Hume, à la table de notre ambassadeur, s'il étoit monsieur Hume le poète: Non, dit monsieur Hume tranquillement. Tant pis, répond le marquis.

C'est monsieur Hume l'historien, dit un autre. Ah! tant mieux, dit le marquis. Et monsieur Hume, dont le cœur, comme on sait, est excellent, remercia le marquis pour son tant pis et pour son tant mieux.

L'hôte, après sa leçon, appela La Fleur; c'est ainsi que se nommoit le jeune homme qu'il me proposoit. Je ne puis rien dire de ses talens; Monsieur en jugera mieux que moi; mais pour sa probité, j'en réponds.

Je ne sais quel ton il donna à ce qu'il disoit: mais il me fit faire attention à ce que j'allois faire, et La Fleur qui attendoit dehors avec cette impatience qu'ont tous les enfans de la nature en certaines occasions, fit son entrée.

MONTREUIL.

Je suis disposé à penser favorablement de tout le monde au premier abord, et surtout d'un pauvre diable qui vient offrir ses services à un aussi pauvre diable que moi: mais ce penchant me donne quelquefois de la défiance; il m'autorise du moins à en avoir. J'en prends plus ou moins, selon l'humeur qui me domine, et le cas dont il s'agit… Je puis ajouter aussi selon le sexe à qui je dois avoir affaire.

Dès que La Fleur entra dans la chambre, son air nouveau et naturel triompha de la défiance. Je me décidai sur-le-champ en sa faveur, et je l'arrêtai sans hésiter. J'ignore, à la vérité, ce qu'il sait faire; mais je découvrirai ses talens à mesure que j'en aurai besoin… D'ailleurs, un François est propre à tout.

Cependant la curiosité m'aiguillona; et quelle fut ma surprise! le pauvre La Fleur ne savoit que battre du tambour, et jouer quelques marches sur le fifre. Je sentis que ma foiblesse n'avoit jamais été insultée plus vivement que dans cette occasion par ma sagesse…

La Fleur avoit commencé son entrée dans le monde, par satisfaire le noble desir qui enflamme presque tous ses compatriotes… Il avoit servi le roi pendant plusieurs années: mais s'étant aperçu que l'honneur d'être tambour n'ouvroit pas les portes de la récompense, ni la carrière de la gloire, il s'étoit retiré sur ses terres, où il vivoit comme il plaisoit à Dieu, c'est-à-dire, aux dépens de l'air.

Ainsi, me dit la Sagesse, vous avez pris un tambour pour vous servir dans votre voyage en France et en Italie? Et pourquoi ne l'aurois-je pas pris? dis-je. La moitié de notre noblesse ne fait-elle pas le même voyage avec des lendors de compagnons qu'elle paie, et qui lui laissent à payer de plus le flûteur, le diable et tout son train?… Lorsqu'on peut se débarrasser d'un mauvais marché par une équivoque… je trouve qu'on n'est pas à plaindre… Mais, La Fleur, vous savez sans doute faire quelque chose de plus? Oh qu'oui!… Il savoit faire des guêtres et jouer un peu du violon. Bravo! dit la Sagesse… Moi, lui dis-je, je joue de la basse… ainsi nous pourrons concerter… Mais, La Fleur, vous savez raser et accommoder un peu une perruque? J'ai les meilleures dispositions… C'en est assez pour le ciel, lui dis-je en l'interrompant, et cela doit me suffire… On servit le souper… Je me mis à table. J'avois d'un côté de ma chaise un épagneul anglois, de l'autre un domestique françois aussi gai qu'on peut l'être… J'étois content de mon empire… Et si les monarques savoient borner leurs desirs, ils seroient aussi heureux que je l'étois.

MONTREUIL.

La Fleur ne m'a point quitté pendant tous mes voyages, et il sera souvent question de lui. Il est bien juste que j'instruise mes lecteurs sur son compte; et pourquoi même ne parviendrais-je pas à les intéresser en sa faveur? Je n'ai jamais eu de raison de me repentir d'avoir suivi les impulsions qui m'avoient déterminé à le prendre: il a été le domestique le plus fidèle, le plus attaché, le plus ingénu qui jamais fut à la suite d'un philosophe. Ses talens de battre du tambour et de faire des guêtres, bons en eux-mêmes, ne m'étoient pas, à la vérité, d'une grande utilité; mais j'en étois bien récompensé par la gaieté perpétuelle de son humeur… Elle suppléoit à tous les talens qu'il n'avoit pas; elle auroit même, dans mon esprit, effacé ses défauts. Je trouvois toujours des ressources et des motifs d'encouragement dans son air et ses regards, et une espèce de fil qui me faisoit sortir des difficultés que je rencontrois… J'allois dire aussi des siennes; mais La Fleur étoit hors de toute atteinte des événemens. La faim, la soif, le froid, le chaud, les veilles, la fatigue, ne faisoient pas la moindre impression sur sa physionomie; il étoit éternellement le même. Je ne sais si je suis philosophe; Satan veut quelquefois me le persuader; mais si je le suis, je l'avoue, je me suis trouvé bien des fois humilié en réfléchissant aux obligations que j'ai au caractère philosophique de ce pauvre garçon. Combien de fois son exemple ne m'a-t-il pas excité à m'appliquer à une philosophie plus sublime?… Avec tout cela, La Fleur étoit un peu fat; mais c'étoit plutôt un mouvement de la nature, que l'effet de l'art. Il n'eut pas demeuré trois jours à Paris, que cette fatuité disparut.

MONTREUIL.

J'installai le lendemain matin, La Fleur dans sa charge. Je fis devant lui l'inventaire de mes six chemises et de ma culotte de soie noire, et je lui donnai la clef de mon porte-manteau. Je lui dis de le bien attacher derrière la chaise, de faire atteler les chevaux, et d'avertir l'hôte de m'apporter son compte.

Ce garçon est heureux, dit l'hôte en adressant la parole à cinq ou six filles qui entouroient La Fleur, et lui souhaitoient affectueusement un bon voyage. La Fleur baisoit les mains des filles; ses yeux se mouillèrent, il les essuya trois fois, et trois fois il promit d'apporter des pardons de Rome à toute la bande.

Toute la ville l'aime, me dit l'hôte. On le trouvera de manque à tous les coins de Montreuil; il n'a qu'un seul défaut, c'est d'être toujours amoureux… Bon! dis-je en moi-même; cela m'évitera la peine de mettre chaque nuit ma culotte sous mon oreiller; et je faisois moins, en disant cela, l'éloge de La Fleur, que le mien. J'ai toute ma vie été amoureux d'une princesse ou de quelqu'autre, et je compte bien l'être jusqu'à ma mort. Je suis très-persuadé que si j'étois destiné à faire une action basse, je ne la ferois que dans l'intervalle d'une passion à l'autre. J'ai éprouvé quelquefois de ces interrègnes, et je me suis toujours aperçu que mon cœur étoit fermé pendant ce temps: il étoit si endurci, qu'il falloit que je fisse un effort sur moi pour soulager un misérable, en lui donnant seulement six sous. Je me hâtois alors de sortir de cet état d'indifférence. Le moment où je me retrouvais ranimé par la tendre passion, étoit le moment où je redevenois généreux et compatissant. J'aurois tout fait pour rendre service, pourvu qu'il n'y eût pas de crime…

Mais que fais-je en disant tout ceci? ce n'est pas mon éloge; c'est celui de la passion.

FRAGMENT.

De toutes les villes de la Thrace, celle d'Abdère étoit la plus adonnée à la débauche; elle étoit plongée dans un débordement de mœurs effroyable. C'étoit en vain que Démocrite, qui y faisoit son séjour, employoit tous les efforts de l'ironie et de la risée pour l'en tirer; il n'y pouvoit réussir. Le poison, les conspirations, le meurtre, le viol, les libelles diffamatoires, les pasquinades, les séditions y régnoient: on n'osoit sortir le jour; c'étoit encore pis la nuit.

Ces horreurs étoient portées au dernier point, lorsqu'on représenta à Abdère l'Andromède d'Euripide; tous les spectateurs en furent charmés; mais de tous les endroits dont ils furent enchantés, rien ne frappa plus leur imagination que les tendres accens de la nature qu'Euripide avoit mis dans le discours pathétique de Persée:

O Amour! roi des dieux et des hommes, etc.

Tout le monde, le lendemain, parloit en vers iambiques; ce discours de Persée faisoit le sujet de toutes les conversations… On ne faisoit que répéter dans chaque maison, dans chaque rue:

O Amour! roi des dieux et des hommes!

Tout retentissoit du nom d'Amour; chaque bouche le prononçoit comme les notes d'une douce mélodie dont le souvenir charme encore l'oreille, et qu'on ne peut s'empêcher de répéter. On n'entendoit de tous côtés, qu'Amour! Amour, roi des dieux et des hommes… Le même feu saisit tout le monde; et toute la ville, comme si ses habitans n'avoient eu qu'un même cœur, se livra à l'amour.

Les apothicaires d'Abdère cessèrent de vendre de l'ellébore; les faiseurs d'armes ne vendirent plus d'instrumens de mort; l'amitié, la vertu, régnèrent par tout; les ennemis les plus irréconciliables s'entredonnèrent publiquement le baiser de paix… Le siècle d'or revint, et répandit ses bienfaits sur Abdère. Les Abdéritains jouoient des airs tendres sur le chalumeau; le beau sexe quittoit les robes de pourpre, et s'asséyoit modestement sur le gazon pour écouter ces doux concerts.

Il n'y avoit, dit le fragment, que la puissance d'un dieu dont l'empire s'étend du ciel à la terre, et jusques dans le fond des eaux, qui pût opérer ce prodige.

MONTREUIL.

Quand tout est prêt et qu'on a discuté chaque article de la dépense, il y a encore, à moins que le mauvais traitement n'ait remué votre bile en aigrissant votre humeur, une autre affaire à ajuster à la porte avant de monter en chaise. C'est avec les fils et les filles de la pauvreté que vous avez affaire; ils vous entourent… Et que personne ne les rebute… Ce que souffrent ces malheureux est déjà trop cruel, pour y ajouter de la dureté; il vaut mieux avoir quelque monnoie à leur distribuer, et c'est un conseil que je donne à tous les voyageurs… Ils n'auront pas besoin d'écrire les motifs de leur générosité: ils seront enregistrés ailleurs.

Personne ne donne moins que moi, parce qu'il y a peu de mes connoissances qui aient moins à donner: mais c'étoit le premier acte de cette nature que je faisois en France; je le fis avec plus d'attention.

Hélas! disois-je, en les montrant au bout de mes doigts, je n'ai que huit sous, et il y a huit pauvres femmes et autant d'hommes pour les recevoir.

Un de ces hommes sans chemise, et dont l'habit tomboit en lambeaux, se trouvoit au milieu des femmes. Il s'en retira aussitôt en faisant la révérence. Lorsque le parterre crie tout d'une voix: place aux dames! il ne montre pas plus de déférence pour le beau sexe que ce pauvre homme.

Juste ciel! m'écriai-je en moi-même, par quelles sages raisons as-tu ordonné que la mendicité et la politesse seroient réunies dans ce pays, quand elles sont si opposées dans les autres régions?

Je lui offris un de mes huit sous, uniquement parce qu'il avoit été honnête.

Un pauvre petit homme plein de vivacité, et qui étoit vis-à-vis de moi, après avoir mis sous son bras un fragment de chapeau, tira sa tabatière de sa poche, et offrit généreusement une prise de tabac à toute l'assemblée… C'étoit un don de conséquence, et chacun le refusa en faisant une inclination… Il les sollicita avec un air de franchise: prenez, prenez-en, en regardant d'un autre côté; à la fin chacun en prit. Ce seroit dommage, me dis-je, que sa boîte se vidât. J'y mis deux sous, et j'y pris moi-même une prise de tabac pour lui rendre le don plus agréable. Il sentit le poids de la seconde obligation plus que celui de la première… C'étoit lui faire honneur; l'autre, au contraire, étoit humiliante: il me salua jusqu'à terre.

Tenez, dis-je à un vieux soldat qui n'avoit qu'une main, et sembloit avoir vieilli dans le service, voilà deux sous pour vous… Vive le roi! s'écria le vieux soldat.

Il ne me restoit plus que trois sous; j'en donnai un pour l'amour de Dieu: c'est à ce titre qu'on me le demandoit. La pauvre femme avoit la cuisse disloquée: on ne peut pas soupçonner que ce fût pour un autre motif.

Mon cher et très-charitable monsieur!… on ne peut refuser celui-ci, me disois-je.

Milord anglais!… le seul son de ce mot valoit l'argent, et je le payai du dernier de mes sous… Mais dans l'empressement où j'avois été de les distribuer, j'avais oublié un pauvre honteux qui n'avoit personne pour faire la quête, et qui peut-être auroit péri avant d'oser demander lui-même. Il étoit près de la chaise, mais hors du cercle; il essuyoit une larme qui découloit le long de son visage, et il avoit l'air d'avoir vu de plus beaux jours. Bon Dieu! me disois-je, et je n'ai pas un sou pour lui donner!… Vous en avez mille, s'écrièrent à-la-fois toutes les puissances de la nature qui étoient en mouvement chez moi. Je m'approchai de lui, et je lui donnai… il n'importe quoi… Je rougirois à present de dire combien… j'étois honteux alors de penser combien peu… Si le lecteur devine ma disposition, il peut juger entre ces deux points donnés, à vingt ou quarante sous près, quelle fut la somme précise.

Je ne pouvois rien donner aux autres… Que Dieu vous bénisse! leur dis-je. Et le bon Dieu vous bénisse vous-même, s'écrièrent le vieux soldat, le petit homme, etc. etc. Le pauvre honteux ne pouvoit rien dire… Il tira un petit mouchoir de sa poche, et essuya ses yeux en se détournant. Je crus qu'il me remercioit plus que tous les autres.

LE BIDET.

Ces petites affaires ne furent pas sitôt ajustées, que je montai dans ma chaise, très-content de tout ce que j'avois fait à Montreuil… La Fleur, avec ses grosses bottes, sauta sur un bidet… Il s'y tenoit aussi droit et aussi heureux qu'un prince.

Mais qu'est-ce que le bonheur et les grandeurs dans cette scène factice de la vie? Nous n'avions pas encore fait une lieue, qu'un âne mort arrêta tout court La Fleur dans sa course. Le bidet ne voulut pas passer. La contestation entre La Fleur et lui s'échauffa, et le pauvre garçon fut désarçonné et jeté par terre.

Il souffrit sa chûte avec toute la patience du François qui auroit été le meilleur chrétien, et ne dit pas autre chose que, diable! Il remonta à cheval sur-le-champ, et battit le bidet comme il auroit pu battre son tambour.

Le bidet voloit du côté d'un chemin à l'autre, tantôt par-ci, tantôt par-là; mais il ne vouloit pas approcher de l'âne mort. La Fleur, pour le corriger, insistoit… et le bidet entêté le jeta encore par terre.

Qu'a ton bidet, La Fleur, lui dis-je? Monsieur, c'est le cheval le plus opiniâtre du monde. Hé bien, s'il est obstiné, repris-je, il faut le laisser aller à sa fantaisie. La Fleur, qui étoit remonté, descendit; et dans l'idée qu'il feroit aller le bidet en avant, il lui donna un grand coup de fouet; mais le bidet me prit au mot, et s'en retourna en galoppant à Montreuil. Peste! dit La Fleur.

Il n'est pas hors de propos de remarquer ici, que, quoique La Fleur, dans ces accidents, ne se fût servi que de ces deux termes d'exclamation, il y en a cependant trois dans la langue françoise. Ils répondent à ce que les grammairiens appellent le positif, le comparatif et le superlatif; et l'on se sert des uns et des autres dans tous les accidens imprévus de la vie.

Diable, est le premier degré, c'est le degré positif; il est d'usage dans les émotions ordinaires de l'esprit, et lorsque de petites choses contraires à notre attente arrivent. Qu'on joue, par exemple, au passe-dix, et que l'on ne rapporte deux fois de suite que double as, ou, comme La Fleur, que l'on soit jeté par terre; ces petites circonstances et tant d'autres s'expriment par, diable; et c'est pour cette raison que, lorsqu'il est question de cocuage, on se sert de cette expression…

Mais dans une aventure où il entre quelque chose de dépitant, comme lorsque le bidet s'enfuit en laissant La Fleur étendu par terre avec ses grosses bottes, alors vient le second. On se sert de, peste!

Pour le troisième…

Oh! c'est ici que mon cœur se gonfle de compassion, quand je songe à ce qu'un peuple aussi poli doit avoir souffert pour qu'il soit forcé à s'en servir.

Puissance qui délies nos langues et les rends éloquentes dans la douleur, accorde-moi des termes décens pour exprimer ce superlatif, et quel que soit mon sort, je céderai à la nature!…

Mais il n'y a point de ces termes décens dans la langue françoise. Je formai la résolution de prendre les accidens qui m'arriveroient avec patience et sans faire d'exclamation.

La Fleur n'avoit pas fait cette convention avec lui-même. Il suivit le bidet des yeux tant qu'il le put voir… Et l'on peut s'imaginer, si l'on veut, dès qu'il ne le vit plus, de quelle expression il fit usage pour conclure la scène.

Il n'y avoit guère de moyens, avec des bottes fortes aux jambes, de rattrapper un cheval effarouché. Je ne voyois qu'une alternative, c'étoit de faire monter La Fleur derrière la chaise, ou de l'y faire entrer.

Il vint s'asseoir à côté de moi, et, dans une demi-heure, nous arrivâmes à la poste de Nampont.

NAMPONT.
L'ane mort.

Voici, dit-il, en tirant de son bissac le reste d'une croûte de pain, voici ce que tu aurois partagé avec moi si tu avois vécu… Je croyois que cet homme apostrophoit son enfant; mais c'étoit à son âne qu'il adressoit la parole, et c'étoit le même âne que nous avions vu en chemin, et qui avoit été si fatal à La Fleur… Il paroissoit le regretter si vivement, qu'il me fit souvenir des plaintes que Sancho-Pança avoit faites dans une occasion semblable… Mais cet homme se plaignoit avec des accens plus conformes à la nature.

[Illustration]

Il étoit assis sur un banc de pierre à la porte. Le paneau et la bride de l'âne étoient à côté de lui: il les levoit de temps-en-temps, et les laissoit ensuite tomber… puis les regardoit et secouoit la tête… Il reprit ensuite sa croute de pain, comme s'il alloit la manger… Mais, après l'avoir tenue quelque temps à la main, il la posa sur le mors de la bride, en regardant avec des yeux de désir l'arrangement qu'il venoit de faire, et il soupira.

La simplicité de sa douleur assembla une foule de monde autour de lui; et La Fleur s'y mêla pendant qu'on atteloit les chevaux. J'étois resté dans la chaise, je voyois et j'entendois par-dessus la tête des autres.

Il disoit qu'il venoit d'Espagne, où il étoit allé du fond de la Franconie, et qu'il s'en retournoit chez lui; il étoit arrivé jusqu'à cet endroit lorsque son âne mourut. Chacun étoit curieux de savoir ce qui avoit pu engager ce pauvre vieillard à entreprendre un si long voyage.

Hélas! dit-il, le ciel m'avoit donné trois fils, c'étoient les plus beaux garçons de toute l'Allemagne. La petite vérole m'enleva les deux aînés dans la même semaine: le plus jeune étoit frappé de la même maladie; je craignis aussi de le perdre, et je fis vœu, s'il en revenoit, d'aller à Saint-Jacques de Compostelle.

Là, il s'arrêta pour payer un tribut à la nature… et pleura amèrement.

Il continua… Le ciel, dit-il, me fit la faveur d'accepter la condition, et je partis de mon hameau avec le pauvre animal que j'ai perdu… Il a participé à toutes les fatigues de mon voyage, il a mangé le même pain que moi pendant toute la route… enfin, il a été mon compagnon et mon ami.

Chacun prenoit part à la douleur de ce pauvre homme. La Fleur lui offrit de l'argent. Il dit qu'il n'en avoit pas besoin. Hélas! ce n'est pas la valeur de l'âne que je regrette, c'est sa perte… J'étois assuré qu'il m'aimoit… Il leur raconta l'histoire d'un malheur qui leur étoit arrivé en passant les Pyrénées… Ils s'étoient perdus, et avoient été séparés trois jours l'un de l'autre: pendant ce temps, l'âne l'avoit cherché autant qu'il avoit cherché l'âne; à peine purent-ils manger l'un et l'autre, qu'ils ne se fussent retrouvés.

Tu as au moins une consolation, lui dis-je, dans la perte de ton pauvre animal, c'est que je suis persuadé que tu lui as été un tendre maître. Hélas! dit-il, je le croyois ainsi pendant qu'il vivoit: mais à présent qu'il est mort, je crains que la fatigue de me porter ne l'ait accablé, et que je ne sois responsable d'avoir abrégé sa vie…

Quelle honte pour l'humanité! me dis-je en moi-même; si nous ne nous aimions les uns les autres qu'autant que ce pauvre homme aimoit son âne… ce seroit quelque chose.

NAMPONT.
Le Postillon.

Cette histoire m'affecta. Le postillon n'y prit pas garde, et il m'entraîna sur le pavé au grand galop.

Le voyageur qui brûle de soif dans les déserts sablonneux de l'Arabie, n'aspire pas plus vivement au bonheur de trouver une source, que mon ame aspiroit après des mouvemens tranquilles. J'aurois souhaité que le postillon eût parti moins vîte; mais au moment que le bon pélerin achevoit son histoire, il donna de si grands coups de fouet à ses chevaux, qu'ils partirent comme si mille diables étoient à leurs trousses.

Pour l'amour de Dieu, lui criais-je, allez plus doucement: mais plus je criais, plus il excitoit ses chevaux. Que le diable t'emporte donc! lui dis-je. Vous verrez qu'il continuera d'aller vîte jusqu'à ce qu'il me mette en colère… ensuite il ira doucement afin de me faire goûter les douceurs de cet état.

Il n'y manqua pas. Il arriva à une hauteur, et fut obligé d'aller pas à pas… Je m'étois fâché contre lui… Je m'étois fâché ensuite contre moi-même pour m'être mis en colère…

Un bon galop dans ce moment m'auroit fait du bien…

Allons un peu plus vîte, je t'en prie, mon bon garçon, lui dis-je…

Mais le postillon me montra la montagne… Je voulois alors me rappeler l'histoire du pauvre allemand et de son âne; mais j'en avois perdu le fil, et il me fut aussi impossible de le retrouver, qu'au postillon d'aller le trot.

Hé bien, que tout aille à l'aventure; je me sens disposé à faire de mon mieux, et tout va de travers.

La nature dans ses trésors a toujours des lénitifs pour adoucir nos maux. Je m'endormis, et ne me réveillai qu'au mot d'Amiens qui frappa mon oreille.

Oh! oh! dis-je en me frottant les yeux… c'est ici que ma belle dame doit venir.

AMIENS.

J'eus à peine prononcé ces mots, que le comte de L… et sa sœur passèrent rapidement dans leur chaise de poste. Elle n'eut que le temps de me faire un salut de connoissance, mais avec un air qui sembloit désigner qu'elle avoit quelque chose à me dire. Je n'avois effectivement pas encore achevé de souper, que le domestique de son frère m'apporta un billet de sa part. Elle me prioit, le premier matin que je n'aurois rien à faire à Paris, de remettre la lettre qu'elle m'envoyoit à madame de R… Elle ajoutoit qu'elle auroit bien voulu me raconter son histoire, et qu'elle étoit bien fâchée de n'avoir pu le faire… mais que si jamais je passois par Bruxelles, et que je n'eusse pas oublié le nom de madame de L… elle auroit cette satisfaction.

Ah! j'irai te voir, charmante femme! disois-je en moi-même; rien ne me sera plus facile. Je n'aurai, en revenant d'Italie, qu'à traverser l'Allemagne, la Hollande, et retourner chez moi par la Flandre; à peine y aura-t-il dix postes de plus; mais y en eût-il dix mille…? Quelles délices, pour prix de tous mes voyages, de participer aux incidents d'une triste histoire que la beauté qui en est le sujet raconte elle-même!… de la voir pleurer! C'en seroit un plus grand encore de tarir la source de ses larmes; mais si je ne parviens pas à la dessécher, n'est-ce pas toujours une sensation exquise d'essuyer les joues mouillées d'une belle femme, assis à ses côtés pendant la nuit et dans le silence!

Il n'y avoit certainement pas de mal dans cette pensée. J'en fis cependant un reproche amer et dur à mon cœur.

J'avois toujours joui du bonheur d'aimer quelque belle. Ma dernière flamme, éteinte dans un accès de jalousie, s'étoit rallumée depuis trois mois aux beaux yeux d'Eliza, et je lui avois juré qu'elle dureroit pendant tous mes voyages… Et pourquoi dissimuler la chose? Je lui avois juré une fidélité éternelle: elle avoit des droits sur tout mon cœur. Partager mes affections, c'étoit diminuer ces mêmes droits… Les exposer, c'étoit les risquer… Et là où il y a du risque, il peut y avoir de la perte. Et alors, Yorick, qu'auras-tu à répondre aux plaintes d'un cœur si rempli de confiance, si bon, si doux, si irréprochable?…

Non, non, dis-je en m'interrompant, je n'irai point à Bruxelles… Mon imagination vint au secours de mon Eliza. Je me rappelai ses regards au dernier moment de notre séparation; lorsque ni l'un ni l'autre n'eûmes la force de prononcer le mot, adieu! Je jetai les yeux sur son portrait qu'elle m'avoit attaché au cou avec un ruban noir. Je rougis en le fixant… J'aurois voulu le baiser… une honte secrète m'arrêtoit. Cette tendre fleur, dis-je, en le pressant entre mes mains, doit elle être flétrie jusques dans la racine! Et flétrie, Yorick, par toi qui a promis que ton sein seroit son abri!

Source éternelle de félicité! m'écriai-je en tombant à genoux, sois témoin, ainsi que tous les esprits célestes, que je n'irai point à Bruxelles, à moins qu'Eliza ne m'y accompagne: dût ce chemin me conduire au suprême bonheur!

Le cœur, dans des transports de cette nature, dira toujours beaucoup trop en dépit du jugement.

LA LETTRE.
Amiens.

La fortune n'avoit pas favorisé La Fleur; il n'avoit pas été heureux dans ses faits de chevalerie, et depuis vingt-quatre heures, à-peu-près qu'il étoit à mon service, rien ne s'étoit offert pour qu'il pût signaler son zèle. Ce pauvre garçon brûloit d'impatience. Le domestique du comte de L… qui m'avoit apporté la lettre, lui parut une occasion propice, il la saisit. Dans l'idée qu'il me feroit honneur par ses intentions, il le prit dans un cabinet de l'auberge, et le régala du meilleur vin de Picardie. Le domestique du Comte, pour n'être pas en reste de politesse, l'engagea à venir avec lui à l'hôtel. L'humeur gaie et douce de La Fleur mit bientôt tous les gens de la maison à leur aise vis-à-vis de lui. Il n'étoit pas chiche, en vrai françois, de montrer les talens qu'il possédoit; en moins de cinq ou six minutes, il prit son fifre; la femme-de-chambre, le maître-d'hôtel, le cuisinier, la laveuse de vaisselle, les laquais, les chiens, les chats, tous, jusqu'à un vieux singe, se mirent aussitôt à danser. Jamais cuisine n'avoit été si gaie depuis le déluge.

Madame de L…, en passant de l'appartement de son frère dans le sien, surprise des ris et du bruit qu'elle entendoit, sonna sa femme-de-chambre pour en savoir la cause; et dès qu'elle sut que c'étoit le domestique du gentilhomme anglois, qui avoit répandu la gaieté dans la maison en jouant du fifre, elle lui fit dire de monter.

La Fleur, en montant l'escalier, s'étoit chargé de mille complimens de la part de son maître pour Madame, ajoutant bien des choses au sujet de la santé de Madame; que son maître seroit au désespoir si Madame se trouvoit incommodée par les fatigues du voyage; et enfin, que Monsieur avoit reçu la lettre que Madame lui avoit fait l'honneur de lui écrire… Et sans doute il m'a fait l'honneur, dit Madame en interrompant La Fleur, de me répondre par un billet.

Elle lui parut dire cela d'un ton qui annonçoit tellement qu'elle étoit sûre du fait, que La Fleur n'osa la détromper… Il trembla que je n'eusse fait une impolitesse; peut-être eut-il peur aussi qu'on ne le regardât comme un sot de s'attacher à un maître qui manquoit d'égards pour les dames; et lorsqu'elle lui demanda s'il avoit une lettre pour elle: Oh! qu'oui, dit-il, Madame. Il mit aussitôt son chapeau par terre, et saisissant le bas de sa poche droite avec la main gauche, il commença à chercher la lettre avec son autre main… Il fit la même recherche dans sa poche gauche: Diable! disoit-il. Ensuite il chercha dans les poches de sa veste, et même de son gousset: Peste! Enfin il les vida toutes sur le plancher, où il étala un col sale, un mouchoir, un peigne, une mèche de fouet, un bonnet de nuit… Il regarda entre les bords de son chapeau, et peu s'en fallut qu'il ne plaçât la troisième exclamation: Quelle étourderie, dit-il! J'aurai laissé la lettre sur la table de l'auberge. Je vais courir la chercher, et je serai de retour dans trois minutes.

Je venois de me lever de table, quand La Fleur entra pour me conter son aventure. Il me fit naïvement le récit de toute l'histoire, et ajouta que si Monsieur avoit par hasard oublié de répondre à la lettre de Madame, il pouvoit réparer cette faute par tout ce qu'il venoit de faire… si non, que les choses resteroient comme elles étoient d'abord.

Je n'étois pas sûr que l'étiquette m'obligeât de répondre ou non. Mais un démon même n'auroit pas pu se fâcher contre La Fleur. C'étoit son zèle pour moi qui l'avoit fait agir. S'y étoit-il mal pris? me jetoit-il dans un embarras?… Son cœur n'avoit pas fait de faute… Je ne crois pas que je fusse obligé d'écrire… La Fleur avoit cependant l'air d'être si satisfait de lui-même, que…

Cela est fort bien, lui dis-je, cela suffit… Il sortit de la chambre avec la vîtesse d'un éclair, et m'apporta presque aussitôt une plume, de l'encre et du papier… Il approcha la table d'un air si gai, si content, que je ne pus me défendre de prendre la plume.

Mais qu'écrire? Je commençai et recommençai. Je gâtai inutilement cinq ou six feuilles de papier…

Bref, je n'étois pas d'humeur à écrire.

La Fleur, qui s'imaginoit que l'encre étoit trop épaisse, m'apporta de l'eau pour la délayer. Il mit ensuite devant moi de la poudre et de la cire d'Espagne. Tout cela ne faisoit rien. J'écrivois, j'effaçois, je déchirois, je brûlois, et je me remettois à écrire avec aussi peu de succès. Peste de l'étourdi! disois-je à voix basse… Je ne peux pas écrire cette lettre… Je jetai de désespoir la plume à terre.

La Fleur, qui vit mon embarras, s'avança d'une manière respectueuse, et, en me faisant mille excuses de la liberté qu'il alloit prendre, il me dit qu'il avoit dans sa poche une lettre écrite par un tambour de son régiment à la femme d'un caporal, laquelle, osoit-il dire, pourroit convenir dans cette occasion.

Je ne demandois pas mieux que de le contenter. Voyons-la, lui dis-je.

Il tira de sa poche un petit porte-feuille sale, rempli de lettres et de billets doux. Il dénoua la corde qui le lioit, en tira les lettres, les mit sur la table, les feuilleta les unes après les autres, et après les avoir repassées à deux reprises différentes, il s'écria: Enfin, Monsieur, la voici. Il la déploya, la mit devant moi, et se retira à trois pas de la table, pendant que je la lisois.

LA LETTRE.

Madame,

Je suis pénétré de la douleur la plus vive, et réduit en même-temps au désespoir, par ce retour imprévu du caporal qui rend notre entrevue de ce soir la chose du monde la plus impossible.

Mais vive la joie! et toute la mienne sera de penser à vous.

L'amour n'est rien sans sentiment.

Et le sentiment est encore moins sans amour.

On dit qu'on ne doit jamais se désespérer.

On dit aussi que monsieur le caporal monte la garde mercredi: alors ce sera mon tour.

Chacun à son tour.

En attendant, vive l'amour! et vive la bagatelle!

Je suis,

Madame,

Avec tous les sentimens les plus respectueux et les plus tendres, tout à vous.

Jacques Roque.

Il n'y avoit qu'à changer le caporal en comte… ne point parler de monter la garde le mercredi. La lettre, au surplus, n'étoit ni bien ni mal. Ainsi, pour contenter le pauvre La Fleur, qui trembloit pour ma réputation, pour la sienne, et pour celle de sa lettre, j'habillai ce chef-d'œuvre à ma guise. Je cachetai ce que j'avois écrit. La Fleur le porta à madame de L…, et nous partîmes le lendemain matin pour Paris.

PARIS.

L'agréable ville, quand on a un bel équipage, une demi-douzaine de laquais et une couple de cuisiniers! avec quelle liberté, quelle aisance on vit!

Mais un pauvre prince, sans cavalerie, et qui n'a pour tout bien qu'un fantassin, fait bien mieux d'abandonner le champ de bataille, et de se confiner dans le cabinet, s'il peut s'y amuser.

J'avoue que mes premières sensations, dès que je fus seul dans ma chambre, furent bien éloignées d'être aussi flatteuses que je me l'étois figuré… Je m'approchai de la fenêtre, et je vis à travers les vîtres une foule de gens de toutes couleurs, qui couroient après le plaisir: les vieillards, avec des lances rompues et des casques qui n'avoient plus leurs masques; les jeunes, chargés d'une armure brillante d'or, ornés de tous les riches plumages de l'Orient, et joutant tous en faveur du plaisir, comme les preux chevaliers faisoient autrefois dans les tournois pour l'amour et la gloire.

Hélas! mon pauvre Yorick, m'écriai-je, que fais-tu ici? A peine es-tu arrivé, que ce fracas brillant te jette dans le rang des atômes. Ah! cherche quelque rue détournée, quelque profond cul-de-sac, où l'on n'ait jamais vu de flambeau darder ses rayons, ni entendu de carosses rouler… C'est-là où tu peux passer ton temps. Peut-être y trouveras-tu quelque tendre grisette qui te le fera paroître moins long. Voilà les espèces de cotteries que tu pourras fréquenter.

Je périrai plutôt, m'écriai-je en tirant de mon porte-feuille la lettre que madame de L… m'avoit chargé de remettre. J'irai voir madame de R… et c'est la première chose que je ferai… La Fleur?—Monsieur.—Faites venir un perruquier… Vous donnerez ensuite un coup de vergette à mon habit.

LA PERRUQUE.
Paris.

Le perruquier entre. Il jette un coup-d'œil sur ma perruque, et refuse net d'y toucher. C'étoit une chose au-dessus ou au-dessous de son art. Mais, comment donc faire? lui dis-je… Monsieur, il faut en prendre une de ma façon… j'en ai de toutes prêtes.

Mais je crains mon ami, lui dis-je en examinant celle qu'il me montroit, que cette boucle ne se soutienne pas… Vous pourriez, dit-il, la tremper dans la mer, elle tiendroit.

Tout est mesuré sur une grande échelle dans cette ville, me disois-je. La plus grande étendue des idées d'un perruquier anglois, n'auroit jamais été plus loin qu'à lui faire dire: trempez-la dans un sceau d'eau. Quelle différence! C'est comme le temps à l'éternité.

Je l'avouerai, je déteste toutes les conceptions froides et phlegmatiques, ainsi que toutes les idées minces et bornées dont elles naissent; je suis ordinairement si frappé des grands ouvrages de la nature, que, si je le pouvois, je n'aurais jamais d'objets de comparaison que ce ne fût pour le moins une montagne. Tout ce qu'on peut objecter contre le sublime françois, dans cet exemple, c'est que la grandeur consiste plus dans le mot que dans la chose. La mer remplit, sans doute, l'esprit d'une idée vaste; mais Paris est si avant dans les terres, qu'il n'y avoit pas d'apparence que je prisse la poste pour aller à cent milles de là faire l'expérience dont me parloit le perruquier. Ainsi, le perruquier ne me disoit rien.

Un sceau d'eau fait, sans contredit, une triste figure à côté de la mer; mais il a l'avantage d'être sous la main, et l'on peut y tremper la boucle en un instant…

Disons le vrai. L'expression françoise exprime plus qu'on ne peut effectuer. C'est du moins ce que je pense, après y avoir bien réfléchi.

Je ne sais, si je me trompe, mais il me semble que ces minuties sont des marques beaucoup plus sûres et beaucoup plus distinctives des caractères nationaux, que les affaires les plus importantes de l'Etat, où il n'y a ordinairement que les grands qui agissent. Ils se ressemblent et parlent à-peu-près de même dans toutes les nations, et je ne donnerais pas douze sous de plus pour avoir le choix entre eux tous.

Le perruquier resta si long-temps à accommoder ma perruque, que je trouvai qu'il étoit trop tard pour aller porter ma lettre chez madame de R… Cependant, quand un homme est une fois habillé pour sortir, il ne peut guère se livrer à des réflexions sérieuses. Je pris par écrit le nom de l'hôtel de Modène où j'étois logé, et je sortis sans savoir où j'irois… J'y songerai, dis-je, en marchant.

LE POULS.
Paris.

Les petites douceurs de la vie en rendent le chemin plus uni et plus agréable. Les grâces, la beauté disposent à l'amour; elles ouvrent la porte de son temple, et on y entre insensiblement.

Je vous prie, Madame, d'avoir la bonté de me dire par où il faut prendre pour aller à l'Opéra comique. Très-volontiers, Monsieur, dit-elle en quittant son ouvrage.

J'avois jeté les yeux dans cinq ou six boutiques, pour chercher une figure qui ne se renfrogneroit pas en lui faisant cette question. Celle-ci me plut et j'entrai.

Elle étoit assise sur une chaise basse dans le fond de la boutique, en face de la porte, et brodoit des manchettes.

Très-volontiers, dit-elle en posant son ouvrage sur une chaise à côté d'elle, et elle se leva d'un air si gai, si gracieux, que si j'avois dépensé cinquante louis dans sa boutique, j'aurois dit: cette femme est reconnoissante.

Il faut tourner, Monsieur, dit elle en venant avec moi à la porte, et en me montrant la rue qu'il falloit prendre; il faut d'abord tourner à votre gauche… Mais prenez garde… il y a deux rues; c'est la seconde… Vous la suivrez un peu, et vous verrez une église; quand vous l'aurez passée, vous prendrez à droite, et cette rue vous conduira au bas du Pont-Neuf, qu'il faudra passer… Vous ne trouverez personne qui ne se fasse un vrai plaisir de vous montrer le reste du chemin.

Elle me répéta ses instructions trois fois, avec autant de patience et de bonté la troisième que la première; et si des tons et des manières ont une signification (et ils en ont une sans doute, à moins que ce ne soit pour des cœurs insensibles), elle sembloit s'intéresser à ce que je ne me perdisse pas.

Cette femme, qui n'étoit guère au-dessus de l'ordre des grisettes, étoit charmante; mais je ne supposerai pas que ce fut sa beauté qui me rendit si sensible à sa politesse. La seule chose dont je me souvienne bien, c'est que je la fixai beaucoup en lui disant combien je lui étois obligé, et je réitérai mes remercîmens autant de fois qu'elle avoit pris la peine de m'instruire.

Je n'étois pas à dix pas de sa porte, que j'avois oublié tout ce qu'elle m'avoit dit… Je regardai derrière moi, et je la vis qui étoit encore sur le pas de sa porte pour observer si je prendrois le bon chemin. Je retournai vers elle pour lui demander s'il falloit d'abord aller à droite ou à gauche… J'ai tout oublié, lui dis-je. Est-il possible? dit-elle en souriant. Cela est très possible, et cela arrive toujours quand on fait moins d'attention aux avis que l'on reçoit, qu'à la personne qui les donne.

Ce que je disois étoit vrai, et elle le prit comme toutes les femmes prennent les choses qui leur sont dues. Elle me fit une légère révérence.

Attendez, me dit-elle en mettant sa main sur mon bras pour me retenir, je vais envoyer un garçon dans ce quartier-là porter un paquet; si vous voulez avoir la complaisance d'entrer, il sera prêt dans un moment, et il vous accompagnera jusqu'à l'endroit même. Elle cria à son garçon, qui étoit dans l'arrière-boutique, de se dépêcher, et j'entrai avec elle. Je levai de dessus la chaise où elle les avoit mises, les manchettes qu'elle brodoit, dans l'intention de m'y asseoir; elle s'assit elle-même sur une chaise basse, et je me mis aussitôt à côté d'elle.

Il sera prêt dans un moment, Monsieur, dit-elle… Et pendant ce moment, je voudrais, moi, vous dire combien je suis sensible à toutes vos politesses. Il n'y a personne qui ne puisse, par hasard, faire une action qui annonce un bon naturel; mais quand les actions de ce genre se multiplient, c'est l'effet du caractère et du tempéramment. Si le sang qui passe dans le cœur est le même que celui qui coule vers les extrémités, je suis sûr, ajoutai-je en lui soulevant le poignet, qu'il n'y a point de femme dans le monde qui ait un meilleur pouls que le vôtre… Tâtez-le, dit-elle en tendant le bras. Je me débarrassai aussitôt de mon chapeau; je saisis ses doigts d'une main, et j'appliquai sur l'artère les deux premiers doigts de mon autre main.

Que n'as-tu passé en ce moment, mon cher Eugène! Tu m'aurois vu en habit noir, et dans une attitude grave, aussi attentivement occupé à compter les battemens de son pouls, que si j'eusse guetté le retour du flux et du reflux de la fièvre. Tu aurois ri, et peut-être moralisé sur ma nouvelle profession… Hé bien! je t'aurois laissé rire et sermonner à ton aise… Crois-moi, mon cher Eugène, t'aurois-je dit, il y a de pires occupations dans le monde que celle de tâter le pouls d'une femme… Oui… mais d'une grisette! répliquerois-tu… et dans une boutique toute ouverte! Ah, Yorick!

Eh! tant mieux. Quand mes vues sont honnêtes, je me mets peu en peine que le monde me voie dans cette occupation.

LE MARI.
Paris.

J'avois compté vingt battemens de pouls, et je voulois aller jusqu'à quarante, quand son mari parut à l'improviste et dérangea mon calcul. C'est mon mari, dit-elle, et cela ne fait rien. Je recommençai donc à compter. Monsieur est si complaisant, ajouta-t-elle lorsqu'il passa près de nous, que de prendre la peine de me tâter le pouls. Le mari ôta son chapeau, me salua, et me dit que je lui faisois trop d'honneur. Il remit aussitôt son chapeau, et s'en alla.

Bon Dieu! m'écriai-je en moi-même, est-il possible que ce soit-là son mari!

Une foule de gens savent, sans doute, ce qui pouvoit m'autoriser à faire cette exclamation; qu'ils ne se fâchent pas si je vais l'expliquer à ceux qui l'ignorent.

A Londres, un marchand ne semble faire avec sa femme qu'un même tout: quelquefois l'un, quelquefois l'autre brille par diverses perfections de l'esprit et du corps; mais ils unissent tout cela, vont de pair, et tâchent de cadrer l'un avec l'autre, autant que mari et femme doivent le faire.

A Paris, il y a à peine deux ordres d'êtres plus différens: car la puissance législative et exécutive de la boutique n'appartenant point au mari, il y paroît rarement… il se tient dans l'arrière-boutique ou dans quelque chambre obscure tout seul dans son bonnet de nuit: enfant brut de la nature, il reste tel que la nature l'a formé.

Le génie d'un peuple, dans un pays où il n'y a rien de salique que la monarchie, ayant cédé ce département, ainsi que plusieurs autres, entièrement aux femmes, celles-ci, par un babillage et un commerce continuel avec tous ceux qui vont et viennent, sont comme ces cailloux de toutes sortes de formes, qui frottés les uns contre les autres, perdent leur rudesse, et prennent quelquefois le poli d'un diamant… L'époux ne vaut pas beaucoup mieux que la pierre que vous foulez aux pieds.

Très-certainement, il n'est pas bon que l'homme soit seul… Il est fait pour la société et les douces communications. J'en appelle, pour preuve de ce que j'avance, au perfectionnement que notre nature en reçoit.

Comment trouvez-vous, Monsieur, le battement de mon pouls? dit-elle. Il est aussi doux, lui dis-je en la fixant tranquillement, que je me l'étois imaginé. Elle alloit me répondre quelque chose d'honnête; mais le garçon entra avec le paquet de gants. A propos, dis-je, j'en voudrois avoir une ou deux paires.

LES GANTS.
Paris.

La belle marchande se lève, passe derrière son comptoir, aveint un paquet, et le délie. J'avance vis-à-vis d'elle: les gants étoient tous trop grands; elle les mesura l'un après l'autre sur ma main; cela ne les rappetissoit pas. Elle me pria d'en essayer une paire qui ne lui paroissoit pas si grande que les autres… Elle en ouvrit un, et ma main y glissa tout d'un coup… Cela ne me convient pas, dis-je en remuant un peu la tête. Non, dit-elle, en faisant le même mouvement.

[Illustration]

Il y a de certains regards combinés d'une subtilité unique, où le caprice, et le bon sens, et la gravité, et la sottise, sont tellement confondus, que tous les langages variés de la tour de Babel ne pourroient les exprimer… Ils se communiquent et se saisissent avec une telle promptitude, qu'on sait à peine quel est le contagieux… Pour moi, je laisse à messieurs les dissertateurs le soin de grossir de ce sujet leurs agréables volumes… Il me suffit de répéter que les gants ne convenoient pas… Nous pliâmes tous deux nos mains dans nos bras, en nous appuyant sur le comptoir. Il étoit si étroit, qu'il n'y avoit de place entre nous que pour le paquet de gants.

La jeune marchande regardoit quelquefois les gants, puis du côté de la fenêtre, puis les gants… et jetoit de temps-en-temps les yeux sur moi. Je n'étois pas disposé à rompre le silence… Je suivois en tout son exemple. Mes yeux se portoient tour à tour sur elle, et sur la fenêtre, et sur les gants.

Mais je perdais beaucoup dans toutes ces attaques d'imitation. Elle avoit des yeux noirs, vifs, qui dardoient leurs rayons à travers deux longues paupières de soie, et ils étoient si perçans, qu'ils pénétroient jusqu'au fond de mon cœur… Cela peut paroître étrange; mais telle étoit l'impression qu'elle faisoit sur moi.

N'importe, dis-je, je vais m'accommoder de ces deux paires de gants; et je les mis en poche.

Elle ne me les surfit pas d'un sou, et je fus sensible à ce procédé. J'aurais voulu qu'elle eût demandé quelque chose de plus, et j'étois embarrassé comment le lui faire comprendre… Croyez-vous, Monsieur, me dit-elle, en se méprenant sur mon embarras, que je voudrois demander seulement un sou de trop à un étranger, et surtout à un étranger dont la politesse, plus que le besoin de gants, l'engage à prendre ce qui ne lui convient pas, et à se fier à moi? Est-ce que vous m'en auriez crue capable?… Moi! non, je vous assure; mais vous l'eussiez fait, que je vous l'aurois pardonné de bon cœur… Je payai; et en la saluant un peu plus profondément que cela n'est d'usage à l'égard d'une femme de marchand, je la quittai; et le garçon, avec son paquet, me suivit.

LA TRADUCTION.
Paris.

On me mit dans une loge où il n'y avoit qu'un vieil officier. J'aime les militaires, non-seulement parce que j'honore l'homme dont les mœurs sont adoucies par une profession qui développe souvent les mauvaises qualités de ceux qui sont méchans, mais parce que j'en ai connu un autrefois… car il n'est plus: pourquoi ne les nommerois-je pas? C'étoit le capitaine Tobie Shandy, le plus cher de tous mes amis. Je ne puis penser à la douceur et à l'humanité de ce brave homme, quoiqu'il y ait bien long-temps qu'il soit mort, sans que mes yeux se remplissent de larmes; et j'aime, à cause lui, tout le corps des vétérans. J'enjambai sur-le-champ les deux bancs qui étoient devant moi, et me plaçai à côté de l'officier.

Il lisoit attentivement, ses lunettes sur le nez, une petite brochure, qui étoit probablement une des pièces qu'on alloit jouer. Je fus à peine assis, qu'il ôta ses lunettes, les enferma dans un étui de chagrin, et mit le livre et l'étui dans sa poche. Je me levai à demi pour le saluer.

Qu'on traduise ceci dans tous les langages du monde: en voici le sens.

«Voilà un pauvre étranger qui entre dans la loge… il a l'air de ne connoître personne, et il demeureroit sept ans à Paris, qu'il ne connoîtroit qui que ce soit, si tous ceux dont il approcheroit gardoient leurs lunettes sur le nez… C'est lui fermer la porte de la conversation; ce seroit le traiter pire qu'un allemand.»

Le vieil officier auroit pu dire tout cela à haute voix, et je ne l'aurois pas mieux entendu… Je lui aurois, à mon tour, traduit en françois le salut que je lui avois fait; je lui aurois dit «que j'étois très-sensible à son intention, et que je lui en rendois mille grâces.»

Il n'y a point de secret qui aide plus au progrès de la sociabilité, que de se rendre habile dans cette manière abrégée de se faire entendre, et d'être prompt à expliquer en termes clairs les divers mouvemens des yeux et du corps dans toutes leurs inflexions. Quant à moi, par une longue habitude, j'exerce cet art si machinalement, que, lorsque je marche dans les rues de Londres, je traduis tout du long du chemin; et je me suis souvent trouvé dans des cercles où l'on n'avoit pas dit quatre mots, et dont j'aurois pu rapporter vingt conversations différentes, ou les écrire, sans risquer de dire quelque chose qui n'auroit pas été vrai.

Un soir que j'allois au concert de Martini à Milan, comme je me présentois à la porte de la salle pour entrer, la marquise de F… en sortoit avec une espèce de précipitation; elle étoit presque sur moi que je ne l'avois pas vue, de sorte que je fis un saut de côté pour la laisser passer; elle fit de même et du même côté, et nos têtes se touchèrent… Elle alla aussitôt de l'autre côté; un mouvement involontaire m'y porta, et je m'opposai encore innocemment à son passage… Cela se répéta encore malgré nous, jusqu'au point que cela en devint ridicule… A la fin, je fis ce que j'aurois dû faire dès le commencement; je me tins tranquille, et la marquise passa sans difficulté. Je sentis aussitôt ma faute, et il n'étoit pas possible que j'entrasse avant de la réparer. Pour cela, je suivis la marquise des yeux jusqu'au bout du passage; elle tourna deux fois les siens vers moi, et sembloit marcher le long du mur, comme si elle vouloit faire place à quelqu'autre qui viendroit à passer… Non, non, dis-je, c'est là une mauvaise traduction; elle a droit d'exiger que je lui fasse des excuses, et l'espace quelle laisse n'est que pour m'en donner la facilité. Je cours donc à elle, et lui demande pardon de l'embarras que je lui avois causé, en lui disant que mon intention étoit de lui faire place… Elle répondit qu'elle avoit eu le même dessein à mon égard… et nous nous remerciâmes réciproquement. Elle étoit au haut de l'escalier, et ne voyant point d'écuyer près d'elle, je lui offris la main pour la conduire à sa voiture… Nous descendîmes l'escalier, en nous arrêtant presque à chaque marche pour parler du concert et de notre aventure. Elle étoit dans son carosse. En vérité, madame, lui dis-je, j'ai fait six efforts différens pour vous laisser passer… Et moi, j'en ai fait autant pour vous laisser entrer… Je souhaiterois bien, ajoutai-je aussitôt, que vous en fissiez un septième… Très-volontiers, dit-elle en me faisant place… La vie est trop courte pour s'occuper de tant de formalités… Je montai dans la voiture, et je l'accompagnai chez elle… Et que devint le concert? Ceux qui y étoient le savent mieux que moi.

Je ne veux qu'ajouter que la liaison agréable qui résulta de cette traduction, me fit plus de plaisir qu'aucune autre que j'ai eu l'honneur de faire en Italie.

LE NAIN.
Paris.

Je n'ai jamais oui dire que quelqu'un, si ce n'est une seule personne que je nommerai probablement dans ce chapitre, eût fait une remarque que je fis au moment même que je jetai les yeux sur le parterre, et qui me frappa d'autant plus vivement, que je ne me souvenois même pas trop qu'on l'eût faite; c'est le jeu inconcevable de la nature, en formant un si grand nombre de nains. Elle se joue sans doute de tous les pauvres humains dans tous les coins de l'univers; mais à Paris, il semble qu'elle ne mette point de bornes à ses amusemens. Cette bonne déesse paroît aussi gaie qu'elle est sage.

J'étois à l'Opéra-comique; mais toutes mes idées n'y étoient pas renfermées, et elles se promenoient dehors comme si j'y avois été moi-même… Je mesurois, j'examinois tous ceux que je rencontrois dans les rues: c'étoit une tâche mélancolique, surtout quand la taille étoit petite… le visage très-brun, les yeux vifs, le nez long, les dents blanches, la mâchoire en avant… Je souffrois de voir tant de malheureux, que la force des accidents avoit chassés de la classe où ils devoient être, pour les contraindre à faire nombre dans une autre… Les uns, à cinquante pas, paroissoient à peine être des enfans par leur taille; les autres étoient noués, rachitiques, bossus, ou avoient les jambes tortues. Ceux-ci étoient arrêtés dans leur croissance, dès l'âge de six ou sept ans, par les mains de la nature; ceux-là ressembloient à des pommiers nains qui, dès leur première existence, font voir qu'ils ne parviendront jamais à la hauteur commune des autres arbres de la même espèce.

Un médecin voyageur diroit peut-être que cela ne provient que des bandages mal faits et mal appliqués… Un médecin sombre diroit que c'est faute d'air; et un voyageur curieux, pour appuyer ce système, se mettroit à mesurer la hauteur des maisons, le peu de largeur des rues, et combien de pieds quarrés occupent au sixième ou septième étage les gens du peuple, qui mangent et couchent ensemble. M. Shandy, qui avoit sur bien des choses des idées fort extraordinaires, soutenoit, en causant un soir sur cette matière, que les enfans, comme d'autres animaux, pouvoient devenir fort grands lorsqu'ils étoient venus au monde sans accident; mais, ajoutoit-il, le malheur des habitans de Paris est d'être si étroitement logés, qu'ils n'ont réellement pas assez de place pour les faire… Aussi, que font-ils? des riens; car n'est-ce pas ainsi qu'on doit appeler une chose qui, après vingt ou vingt-cinq ans de tendres soins et de bonne nourriture, n'est pas devenue plus haute que ma jambe?… Or, monsieur Shandy étant d'une très-petite stature, on ne pouvoit rien dire de plus.

Ce n'est pas ici un ouvrage de raisonnement, et je m'en tiens à la fidélité de la remarque, qui peut se vérifier dans toutes les rues et dans tous les carrefours de Paris. Je descendois un jour la rue qui conduit du Carrousel au Palais-Royal; j'aperçus un petit garçon qui avoit de la peine à passer le ruisseau, et je lui tendis la main pour l'aider. Quelle fut ma surprise en jetant les yeux sur lui! Le petit garçon avoit au moins quarante ans… Mais il n'importe, dis-je… quelqu'autre bonne ame en fera autant pour moi quand j'en aurai quatre-vingt-dix.

Je sens en moi je ne sais quels principes d'égards et de compassion pour cette portion défectueuse et diminutive de mon espèce, qui n'a ni la force ni la taille pour se pousser et pour figurer dans le monde… Je n'aime point qu'on les humilie… et je ne fus pas sitôt assis à côté de mon vieil officier, que j'eus le chagrin de voir qu'on se moquoit d'un bossu au bas de la loge où nous étions.

Il y a, entre l'orchestre et la première loge de côté, un espace où beaucoup de spectateurs se réfugient quand il n'y a plus de place ailleurs. On y est debout, quoiqu'on paye aussi cher que dans l'orchestre. Un pauvre hère de cette espèce s'étoit glissé dans ce lieu incommode; il étoit entouré de personnes qui avoient au moins deux pieds et demi de plus que lui… et le nain bossu souffroit prodigieusement; mais ce qui le gênoit le plus, étoit un homme de plus de six pieds de haut, épais à proportion, allemand par-dessus tout cela, qui étoit précisément devant lui, et lui déroboit absolument la vue du théâtre et des acteurs. Mon nain faisoit ce qu'il pouvoit pour jeter un coup-d'œil sur ce qui se passoit; il cherchoit à profiter des ouvertures qui se faisoient quelquefois entre les bras de l'allemand et son corps; il guettoit d'un côté, étoit à l'affut de l'autre: mais ses soins étoient inutiles; l'allemand se tenoit massivement dans une attitude carrée; il auroit été aussi bien dans le fond d'un puits. Il étendit en haut très-civilement sa main jusqu'au bras du géant, et lui conta sa peine… L'allemand tourne la tête, jette en bas les yeux sur lui, comme Goliath sur David… et inexorablement se remet dans sa situation.

Je prenois en ce moment une prise de tabac dans la tabatière de corne du bon moine. Ah! mon bon père Laurent! comme ton esprit doux et poli, et qui est si bien modelé pour supporter et pour souffrir avec patience… comme il auroit prêté une oreille complaisante aux plaintes de ce pauvre nain!…

Le vieil officier me vit lever les yeux avec émotion en faisant cette apostrophe, et me demanda ce qu'il y avoit. Je lui contai l'histoire en trois mots, en ajoutant que cela étoit inhumain.

Le nain étoit poussé à bout, et dans les premiers transports, qui sont communément déraisonnables, il dit à l'allemand qu'il couperoit sa longue queue avec ses ciseaux. L'allemand le regarda froidement, et lui dit qu'il en étoit le maître, s'il pouvoit y atteindre.

Oh! quand l'injure est aiguisée par l'insulte, tout homme qui a du sentiment prend le parti de celui qui est offensé, tel qu'il soit… J'aurois volontiers sauté en bas pour aller au secours de l'opprimé… Le vieil officier le soulagea avec beaucoup moins de fracas… Il fit signe à la sentinelle, et lui montra le lieu où se passoit la scène. La sentinelle y pénétra… Il n'y avoit pas besoin d'explication, la chose étoit visible… Le soldat fit reculer l'allemand, et plaça le nain devant l'épais géant… Cela est bien fait! m'écriai-je, en frappant des mains… Vous ne souffririez pas une chose semblable en Angleterre, dit le vieil officier.

En Angleterre, Monsieur, lui dis-je, nous sommes tous assis à notre aise…

Il voulut apparemment me donner quelque satisfaction de moi-même, et me dit: voilà un bon mot… Je le regardai, et je vis bien qu'un bon mot a toujours de la valeur à Paris. Il m'offrit une prise de tabac.

LA ROSE.
Paris.

Mon tour vint de demander au vieil officier ce qu'il y avoit… J'entendois de tous côtés crier du parterre: Haut les mains, monsieur l'abbé, et cela m'étoit tout aussi incompréhensible qu'il avoit peu compris ce que j'avois dit en parlant du moine.

Il me dit que c'étoit apparemment quelque abbé qui se trouvoit placé dans une loge derrière quelques grisettes, et que le parterre l'ayant vu, il vouloit qu'il tînt ses deux mains en l'air pendant la représentation… Ah! comment soupçonner, dis-je, qu'un ecclésiastique puisse être un filou? L'officier sourit, et en me parlant à l'oreille, il me donna connoissance d'une chose dont je n'avois pas encore eu la moindre idée.

Bon Dieu! dis-je en pâlissant d'étonnement, est-il possible qu'un peuple si rempli de sentiment, ait en même temps des idées si étranges, et qu'il se démente jusqu'à ce point? Quelle grossièreté! ajoutai-je.

L'officier me dit: c'est une raillerie piquante qui a commencé au théâtre contre les ecclésiastiques, du temps que Molière donna son Tartuffe… Mais cela se passe peu-à-peu avec le reste de nos mœurs gothiques… Chaque nation, continua-t-il, a ses délicatesses et ses grossièretés qui règnent pendant quelque temps, et se perdent par la suite… J'ai été dans plusieurs pays, et je n'en ai pas vu un seul où je n'aie trouvé des raffinemens qui manquoient dans d'autres. Le POUR et le CONTRE se trouvent dans chaque nation… Il y a une balance de bien et de mal par tout; il ne s'agit que de la bien observer. C'est le vrai préservatif des préjugés que le vulgaire d'une nation prend contre une autre… Un voyageur a l'avantage de voir beaucoup et de pouvoir faire le parallèle des hommes et de leurs mœurs, et par-là il apprend le savoir vivre. Une tolérance réciproque nous engage à nous entr'aimer… Il me fit, en disant cela, une inclination et me quitta.

Il me tint ce discours avec tant de candeur et de bon sens, qu'il justifia les impressions favorables que j'avois eues de son caractère… Je croyois aimer l'homme; mais je craignois de me méprendre sur l'objet… Il venoit de tracer ma façon de penser. Je n'aurois pas pu l'exprimer aussi bien; c'étoit la seule différence.

Rien n'est plus incommode pour un cavalier, que d'avoir un cheval entre ses jambes qui dresse les oreilles et fait des écarts à chaque objet qu'il aperçoit: cela m'inquiète fort peu… mais j'avoue franchement que j'ai rougi plus d'une fois pendant le premier mois que j'ai passé à Paris, d'entendre prononcer certains mots auxquels je n'étois pas accoutumé. Je croyois qu'ils étoient indécens, et ils me soulevoient… Mais je trouvai, le second mois, qu'ils étoient sans conséquence, et ne blessoient point la pudeur.

Madame de Rambouillet, après six semaines de connoissance, me fit l'honneur de me mener avec elle à deux lieues de Paris dans sa voiture… On ne peut être plus polie, plus vertueuse et plus modeste qu'elle dans ses expressions… En revenant, elle me pria de tirer le cordon… Avez-vous besoin de quelque chose? lui dis-je… Rien que de pisser, dit-elle.

Ami voyageur, ne troublez point madame de Rambouillet; et vous, belles nymphes qui faites les mystérieuses, allez cueillir des roses, effeuillez-les sur le sentier où vous vous arrêterez… Madame de Rambouillet n'en fit pas davantage… Je lui avois aidé à descendre de carrosse, et j'eusse été le prêtre de la chaste Castalie, que je ne me serois pas tenu dans une attitude plus décente et plus respectueuse près de sa fontaine.

LA FEMME DE CHAMBRE.
Paris.

Ce que le vieil officier venoit de me dire sur les voyages, me fit souvenir des avis que Polonius donnoit à son fils sur le même sujet; ces avis me rappelèrent Hamlet, et Hamlet retraça à ma mémoire les autres ouvrages de Shakespéar. J'entrai, à mon retour, dans la boutique d'un libraire sur le quai de Conti, pour acheter les œuvres de ce poëte.

Le libraire me dit qu'il n'en avoit point de complètes. Comment! lui dis-je, en voilà un exemplaire sur votre comptoir. Cela est vrai; mais il n'est pas à moi… Il est à monsieur le comte de B… qui me l'a envoyé de Versailles pour le faire relier, et auquel je le renverrai demain matin.

Et que fait monsieur le comte de B… de ce livre? lui dis-je. Est-ce qu'il lit Shakespéar? Oh! dit le libraire, c'est un esprit fort… Il aime les livres anglois; et ce qui lui fait encore plus d'honneur, Monsieur, c'est qu'il aime aussi les anglois. En vérité, lui dis-je, vous parlez si poliment, que vous forceriez presque un anglois, par reconnoissance, à dépenser quelques louis dans votre boutique. Le libraire fit une inclination, et alloit probablement dire quelque chose, lorsqu'une jeune fille d'environ vingt ans, fort décemment mise, et qui avoit l'air d'être au service de quelque dévote à la mode, entra dans la boutique, et demanda Les Égaremens du cœur et de l'esprit. Le libraire les lui donna aussitôt. Elle tira de sa poche une petite bourse de satin vert, nouée d'un ruban de même couleur… Elle la délia, et mit dedans le pouce et le doigt avec délicatesse, mais sans affectation, pour prendre de l'argent, et paya. Rien ne me retenoit dans la boutique, et j'en sortis avec elle.

Ma belle enfant, lui dis-je, quel besoin avez-vous des égaremens du cœur? A peine savez-vous encore que vous en ayez un, jusqu'à ce que l'amour vous l'ait dit, ou qu'un berger infidèle lui ait causé du mal. Dieu m'en garde! répondit-elle. Oui, vous avez raison; votre cœur est bon, et ce seroit dommage qu'on vous le dérobât… C'est pour vous un trésor précieux… Il vous donne un meilleur air que si vous étiez parée de perles et de diamans.

La jeune fille m'écoutoit avec une attention docile, et elle tenoit sa bourse par le ruban. Elle est bien légère, lui dis-je en la saisissant… et aussitôt elle l'avança vers moi… Il y a bien peu de chose dedans, continuai-je. Mais soyez toujours aussi sage que vous êtes belle, et le ciel la remplira… J'avois encore dans la main quelques écus qui avoient été destinés à l'achat de Shakespéar; elle m'avoit tout-à-fait laissé aller sa bourse, et j'y mis un écu. Je nouai le ruban, et je la lui rendis.

Elle me fit, sans parler, une humble inclination… C'étoit une de ces inclinations tranquilles et reconnoissantes, où le cœur a plus de part que le geste. Le cœur sent le bienfait, et le geste exprime la reconnoissance. Je n'ai jamais donné un écu à une fille avec plus de plaisir.

Mon avis ne vous auroit servi à rien, ma chère, sans ce petit présent, quand vous verrez l'écu, vous vous souviendrez de l'avis. N'allez pas le dépenser en rubans…

Je vous assure, Monsieur, que je le conserverai… et elle me donna la main… Oui, Monsieur, je le mettrai à part.

Une convention vertueuse qui se fait entre homme et femme, semble sanctifier leurs plus secrètes démarches. Il étoit déjà tard et il faisoit obscur; malgré cela, comme nous allions du même côté, nous n'eûmes point de scrupule d'aller ensemble le long du quai de Conti.

Elle me fit une seconde inclination lorsque nous nous mîmes en marche; et nous n'étions pas encore à vingt pas de la porte du libraire, que, croyant n'avoir pas assez fait, elle s'arrêta un petit moment pour me remercier encore.

C'est un petit tribut, lui dis-je, que je n'ai pu m'empêcher de payer à la vertu, et je ne voudrois pas m'être trompé sur le compte de la personne à qui je rends cet hommage… Mais l'innocence, ma chère, est peinte sur votre visage… Malheur à celui qui essaieroit de lui tendre des pièges!

Elle parut un peu affectée de ce que je lui disois… Elle fit un profond soupir… Je ne me crus pas autorisé d'en rechercher la cause, et nous gardâmes le silence jusqu'au coin de la rue de Nevers, où nous devions nous séparer.

Est-ce ici le chemin, lui dis-je, ma chère, de l'hôtel de Modène? Oui; mais on peut y aller aussi par la rue Guénégaud qui est un peu plus loin… Hé bien! j'irai donc par la rue Guénégaud, pour deux raisons; d'abord, parce que cela me fera plaisir; et ensuite, pour vous accompagner plus long-temps. En vérité, dit-elle, je souhaiterois que l'hôtel fût dans la rue des Saints-Pères… C'est peut-être là que vous demeurez? lui dis-je.—Oui, Monsieur; je suis femme-de-chambre de madame de R… Bon Dieu! m'écriai-je, c'est la dame pour laquelle on m'a chargé d'une lettre à Amiens. Elle me dit que madame de R… attendoit en effet un étranger qui devoit lui remettre une lettre, et qu'elle étoit fort impatiente de le voir… Hé bien, ma chère enfant, dites-lui que vous l'avez rencontré. Assurez-la de mes respects, et que j'aurai l'honneur de la voir demain matin.

C'étoit au coin de la rue de Nevers que nous disions tout cela… Nous étions arrêtés, parce que la jeune fille vouloit mettre les deux volumes qu'elle venoit d'acheter dans ses poches: je tenois le second, tandis qu'elle y fourroit le premier, et elle tint sa poche ouverte afin que j'y misse l'autre.

Qu'il est doux de sentir la finesse des liens qui attachent nos affections!

Nous nous remîmes encore en marche… et nous n'avions pas fait trois pas, qu'elle me prit le bras… J'allois l'en prier, mais elle le fit d'elle-même, avec cette simplicité irréfléchie qui montre qu'elle ne pensoit pas du tout qu'elle ne m'avoit jamais vu… Pour moi, je crus sentir si vivement en ce moment les influences de ce qu'on appelle la force du sang, que je ne pus m'empêcher de la fixer pour voir si je ne trouverois pas en elle quelque ressemblance de famille… Hé! ne sommes-nous pas, dis-je, tous parens?

Arrivés au coin de la rue Guénégaud, je m'arrêtai pour lui dire décidément adieu. Elle me remercia encore, et pour ma politesse, et pour lui avoir tenu compagnie. Nous avions quelque peine à nous séparer… Cela ne se fit qu'en nous disant adieu deux fois. Notre séparation étoit si cordiale, que je l'aurois scellée, je crois, en tout autre lieu, d'un baiser de charité aussi saint, aussi chaud que celui d'un apôtre.

Mais à Paris il n'y a guère que les hommes qui s'embrassent… Je fis ce qui revient à peu-près au même…

Je priai Dieu de la bénir.

LE PASSE-PORT.
Paris.

De retour à l'hôtel, La Fleur me dit qu'on était venu de la part de M. le lieutenant de police pour s'informer de moi… Diable! dis-je, j'en sais la raison, et il est temps d'en informer le lecteur. J'ai omis cette partie de l'histoire dans l'ordre qu'elle est arrivée… Je ne l'avois pas oubliée… mais j'avois pensé, en écrivant, qu'elle seroit mieux placée ici.

J'étois parti de Londres avec une telle précipitation, que je n'avois pas songé que nous étions en guerre avec la France. J'étois arrivé à Douvres, déjà je voyois, par le secours de ma lunette d'approche, les hauteurs qui sont au-delà de Boulogne, que l'idée de la guerre ne m'étoit pas venue à l'esprit, que celle qu'on ne pouvoit pas aller en France sans passe-port… Aller seulement au bout d'une rue, et m'en retourner sans avoir rien fait, est pour moi une chose pénible. Le voyage que je commençois étoit le plus grand effort que j'eusse jamais fait pour acquérir des connoissances, et je ne pouvois supporter l'idée de retourner à Londres sans remplir mon projet… On me dit que le comte de… avoit loué le paquebot… Il étoit logé dans mon auberge; j'étois légèrement connu de lui, et j'allai le prier de me prendre à sa suite… Il ne fit point de difficulté; mais il me prévint que son inclination à m'obliger ne pourroit s'étendre que jusqu'à Calais, parce qu'il étoit obligé d'aller de-là à Bruxelles. Mais arrivé à Calais, me dit-il, vous pourrez sans crainte aller à Paris. Lorsque vous y serez, vous chercherez des amis pour pourvoir à votre sûreté. M. le comte, lui dis-je, je me tirerai alors d'embarras… Je m'embarquai donc, et je ne songeai plus à l'affaire.

Mais quand La Fleur me dit que M. le lieutenant de police avoit envoyé, je sentis dans l'instant de quoi il étoit question… L'hôte monta presque en même-temps pour me dire la même chose, en ajoutant qu'on avoit singuliérement demandé mon passe-port. J'espère, dit-il, que vous en avez un?… Moi! non, en vérité, lui dis je, je n'en ai pas.

Vous n'en avez pas! et il se retira à trois pas, comme s'il eût craint que je ne lui communiquasse la peste; La Fleur, au contraire, avança trois pas avec cette espèce de mouvement que fait une bonne ame pour venir au secours d'une autre… Le bon garçon gagna tout-à-fait mon cœur. Ce seul trait me fit connoître son caractère aussi parfaitement que s'il m'avoit déjà servi avec zèle pendant sept ans; et je vis que je pouvois me fier entièrement à sa probité et à son attachement…

Milord! s'écria l'hôte… mais se reprenant aussitôt, il changea de ton… Si monsieur, dit-il, n'a pas de passe-port, il a apparemment des amis à Paris qui peuvent lui en procurer un… Je ne connois personne, lui dis-je avec un air indifférent. Hé bien, monsieur, en ce cas-là, dit-il, vous pouvez vous attendre à vous voir fourrer à la Bastille, ou pour le moins au Châtelet… Oh! dis-je, je ne crains rien: le roi est rempli de bonté; il ne fait de mal à personne… Vous avez raison, mais cela n'empêchera pourtant pas qu'on ne vous mette à la Bastille demain matin… J'ai loué, repris-je, votre appartement pour un mois, et je ne le quitterai pas avant le temps pour tous les rois de France dans le monde.

La Fleur vint me dire à l'oreille: Monsieur, mais personne ne peut s'opposer au roi.

Parbleu, dit l'hôte, il faut avouer que ces messieurs anglois sont des gens bien extraordinaires; et il se retira en grommelant.

LE PASSE-PORT.
L'hôtel à Paris.

Je ne montrai tant d'assurance à l'hôte, et n'eus l'air de traiter la chose si cavaliérement, que pour ne point chagriner La Fleur. J'affectai même de paroître plus gai pendant le souper, et de causer avec lui d'autres choses. Paris et l'opéra comique étoient déjà pour moi un sujet inépuisable de conversation. La Fleur avoit aussi vu le spectacle, et il m'avoit suivi jusqu'à la boutique du libraire. Mais lorsqu'il me vit en sortir avec la jeune fille, et que j'allois avec elle le long du quai, il jugea inutile de me suivre un pas de plus; et après quelques réflexions, il prit le chemin le plus court pour revenir à l'hôtel, où il avoit appris toute l'affaire de la police sur mon arrivée à Paris.

Il n'eut pas si-tôt ôté le couvert, que je lui dis de descendre pour souper. Je me livrai alors aux plus sérieuses réflexions sur ma situation.

Oh! c'est ici, mon cher Eugène, que tu souriras au souvenir d'un court entretien que nous eûmes ensemble, presque au moment de mon départ… Je dois le raconter ici.

Eugène sachant que je n'étois pas plus chargé d'argent que de réflexion, m'avoit pris à part pour me demander combien j'avois. Je lui montrai ma bourse. Eugène branla la tête, et dit que ce qu'il y avoit ne suffiroit pas!… Tiens, tiens, dit-il, en voulant vider la sienne dans la mienne, augmente tes guinées de toutes celles que j'ai… Mais en conscience j'en ai assez des miennes… Je t'assure que non. Je connois mieux que toi le pays où tu vas voyager. Cela peut être, mais vous ne faites pas réflexion, Eugène, lui dis-je en refusant son offre, que je ne serai pas trois jours à Paris sans faire quelque étourderie qui me fera mettre à la Bastille, où je vivrai un ou deux mois entiérement aux dépens du roi… Oh! excusez, répliqua-t-il sèchement, j'avais réellement oublié cette ressource.

L'événement dont j'avois badiné alloit probablement se réaliser…

Mais, soit folie, indifférence, philosophie, opiniâtreté, ou je ne sais quelle autre cause, j'eus beau réfléchir sur cette affaire, je ne pus y penser que de la même manière dont j'en avois parlé à mon ami au moment de mon départ.

La Bastille!… Mais la terreur est dans le mot… Et qu'on en dise ce qu'on voudra, ce mot ne signifie autre chose qu'une tour… et une tour ne veut rien dire de plus qu'une maison dont on ne peut pas sortir… Que le ciel soit favorable aux goutteux!… Mais ne sont-ils pas dans ce cas deux fois par an? Oh! avec neuf francs par jour, des plumes, de l'encre, du papier et de la patience, on peut bien garder la maison pendant un mois ou six semaines sans sortir. Que craindre quand on n'a point fait de mal?… On n'en sort que meilleur et plus sage…

La tête pleine de ces réflexions, enchanté de mes idées et de mon raisonnement, je descendis dans la cour je ne sais pour quelle raison. Je déteste, me disais-je, les pinceaux sombres, et je n'envie point l'art triste de peindre les maux de la vie avec des couleurs aussi noires. L'esprit s'effraye d'objets qu'il s'est grossis, et qu'il s'est rendus horribles à lui-même; dépouillez-les de tout ce que vous y avez ajouté, et il n'y fait aucune attention… Il est vrai, continuai-je, dans le dessein d'adoucir la proposition, que la Bastille est un mal qui n'est pas à mépriser… Mais ôtez-lui ses tours, comblez ses fossés, que ses portes ne soient pas barricadées, figurez-vous que ce n'est simplement qu'un asile de contrainte, et supposez que c'est quelque infirmité qui vous y retient, et non la volonté d'un homme, alors le mal s'évanouit, et vous le souffrez sans vous plaindre. Je me disois tout cela, quand je fus interrompu, au milieu de mon soliloque, par une voix que je pris pour celle d'un enfant qui se plaignoit de ce qu'on ne pouvoit sortir. Je regardai sous la porte-cochère… Je ne vis personne, et je revins dans la cour sans faire la moindre attention à ce que j'avois entendu.

Mais à peine y fus-je revenu que la même voix répéta deux fois les mêmes expressions… Je levai les yeux, et je vis qu'elles venoient d'un sansonnet qui étoit renfermé dans une petite cage… Je ne peux pas sortir, je ne peux pas sortir… disoit le sansonnet.

Je me mis à contempler l'oiseau. Plusieurs personnes passèrent sous la porte, et il leur fit les mêmes plaintes de sa captivité, en volant de leur côté dans sa cage… Je ne peux pas sortir… Oh! je vais à ton aide, m'écriai-je, je te ferai sortir, coûte qu'il coûte… La porte de la cage étoit du côté du mur; mais elle étoit si fort entrelacée avec du fil d'archal, qu'il étoit impossible de l'ouvrir sans mettre la cage en morceaux… J'y mis les deux mains.

L'oiseau voloit à l'endroit où je tentois de lui procurer sa délivrance. Il passoit sa tête à travers le treillis, et y pressoit son estomac, comme s'il eût été impatient… Je crains bien, pauvre petit captif, lui disois-je, de ne pouvoir te rendre la liberté… Non, dit le sansonnet, je ne peux pas sortir… je ne peux pas sortir

Jamais mes affections ne furent plus tendrement agitées… Jamais dans ma vie aucun accident ne m'a rappelé plus promptement mes esprits dissipés par un foible raisonnement. Les notes n'étoient proférées que mécaniquement; mais elles étoient si conformes à l'accent de la nature, qu'elles renversèrent en un instant tout mon plan systématique sur la Bastille; et le cœur appesanti, je remontai l'escalier avec des pensées bien différentes de celles que j'avois eues en descendant…

Déguise-toi comme tu voudras, triste esclavage, tu n'es toujours qu'une coupe amère; et quoique des millions de mortels, dans tous les siècles, aient été formés pour goûter de ta liqueur, tu n'en es pas moins amer. C'est toi, ô charmante déesse! que tout le monde adore en public ou en secret; c'est toi, aimable LIBERTÉ, dont le goût est délicieux, et le sera toujours jusqu'à ce que la nature soit changée… Nulle teinture ne peut ternir ta robe de neige, nulle puissance chimique changer ton sceptre en fer… Le berger qui jouit de tes faveurs est plus heureux en mangeant sa croûte de pain, que son monarque, de la cour duquel tu es exilée… Ciel…! m'écriai-je en tombant à genoux sur la dernière marche de l'escalier, accorde-moi seulement la santé dont tu es le grand dispensateur, et donne-moi cette belle déesse pour compagne… et fais pleuvoir tes mîtres, si c'est la volonté de ta divine providence, sur les têtes de ceux qui les ambitionnent.

LE CAPTIF.
Paris.

L'idée du sansonnet en cage me suivit jusque dans ma chambre… Je m'approchai de la table, et la tête appuyée sur ma main, toutes les peines d'une prison se retracèrent à mon esprit… J'étois disposé à réfléchir, et je donnai carrière à mon imagination.

Je voulus commencer par les millions de mes semblables qui étoient nés pour l'esclavage… Mais trouvant que cette peinture, quelque touchante qu'elle fût, ne rapprochoit pas assez les idées de la situation où j'étois, et que la multitude de ces tristes groupes ne faisoit que me distraire…

Je me représentai donc un seul captif renfermé dans un cachot… Je le regardai à travers de sa porte grillée, pour faire son portrait à la faveur de la lueur sombre qui éclairoit son triste souterrain.

Je considérai son corps à demi usé par l'ennui de l'attente et de la contrainte, et je compris cette espèce de maladie de cœur qui provient de l'espoir différé… Je le vis, en l'examinant de plus près, presqu'entiérement défiguré: il étoit pâle et miné par la fièvre… Depuis trente ans, son sang n'avoit point été rafraîchi par le vent d'ouest. Il n'avoit vu ni le soleil ni la lune pendant tout ce temps… Ni amis, ni parens ne lui avoient fait entendre les doux sons de leurs voix à travers ses grilles… Ses enfans…

Ici mon cœur commença à saigner, et je fus forcé de jeter les yeux sur une autre partie du tableau.

Il étoit assis sur un peu de paille dans le coin le plus reculé du cachot. C'étoit alternativement son lit et sa chaise… Il avoit la main sur un calendrier, qu'il s'étoit fait avec de petits bâtons, où il avoit marqué par des tailles les tristes jours qu'il avoit passés dans cet affreux séjour… Il tenoit un de ces petits bâtons, et avec un clou rouillé il ajoutoit, par une nouvelle entaille, un autre jour de misère au nombre de ceux qui étoient passés.—Comme j'obscurcissois le peu de lumière qu'il avoit, il leva vers la porte des yeux éteints par le désespoir, les baissa ensuite, secoua la tête, et continua son déplorable travail. Ses chaînes, en mettant son petit bâton sur le tas des autres, se firent entendre… Il poussa un profond soupir… Le fer qui l'entouroit me sembloit pénétrer dans son ame… Je fondis en larmes… Je ne pus soutenir la vue de cet affreux tableau que mon imagination me représentoit… Je me levai en sursaut… j'appelai La Fleur, et je lui ordonnai d'avoir, le lendemain matin, un carrosse de remise à neuf heures précises.

J'irai, dis-je, me présenter directement à M. le duc de Choiseul.

La Fleur m'auroit volontiers aidé à me mettre au lit;… mais je connoissois sa sensibilité, et je ne voulus pas lui faire voir mon air triste et sombre: je lui dis que je me coucherois seul, et qu'il pouvoit aller en faire autant.

LE SANSONNET.
Chemin de Versailles.

Je montai dans mon carrosse à l'heure indiquée. La Fleur se mit derrière, et je dis au cocher de me mener à Versailles le plus grand train qu'il pourroit.

Le chemin ne m'offrant rien de ce que je cherche ordinairement en voyageant, je ne peux mieux en remplir le vide que par l'histoire abrégée de mon sansonnet.

Milord L… attendoit un jour que le vent devînt favorable pour passer de Douvres à Calais… Son laquais, en se promenant sur les hauteurs, attrapa le sansonnet avant qu'il pût voler. Il le mit dans son sein, le nourrit, le prit en affection, et l'apporta à Paris.

Son premier soin, en arrivant, fut de lui acheter une cage qui lui coûta vingt-quatre sous. Il n'avoit pas beaucoup d'affaires; et pendant les cinq mois que son maître resta à Paris, il apprit au sansonnet, dans la langue de son pays, les quatre mots (et pas davantage) auxquels j'ai tant d'obligation.

Lorsque milord partit pour l'Italie, son laquais donna le sansonnet et la cage à l'hôte: mais son petit chant en faveur de la liberté étant un langage inconnu à Paris, on ne faisoit guère plus de cas de ce qu'il disoit que de lui… La Fleur offrit une bouteille de vin à l'hôte, et l'hôte lui donna le sansonnet et la cage.

A mon retour d'Italie, je l'emportai avec moi, et lui fis revoir son pays natal. Je racontai son histoire au lord A… et le lord A… me pria de lui donner l'oiseau. Quelques semaines après, il en fit présent au lord B…; le lord B… le donna au lord C…; l'écuyer du lord C… le vendit au lord D… pour un scheling; le lord D… le donna au lord E… et mon sansonnet fit ainsi le tour de la moitié de l'alphabet. De la chambre des pairs, il passa dans la chambre des communes, où il ne trouva pas moins de maîtres; mais comme tous ces messieurs vouloient entrer dedans… et que le sansonnet au contraire ne demandoit qu'à sortir, il fut presque aussi méprisé à Londres qu'à Paris…

Plusieurs de mes lecteurs ont assurément entendu parler de lui…; et si quelqu'un par hasard l'a jamais vu, je le prie de se souvenir qu'il m'a appartenu…

Je n'ai plus rien à ajouter à son sujet, sinon que depuis lors jusqu'à présent j'ai porté ce pauvre sansonnet pour cimier de mes armoiries.

Que les hérauts d'armes lui tordent le cou, s'ils l'osent…

LE PLACET.
Versailles.

Je ne voudrois pas, quand je vais implorer la protection de quelqu'un, que mon ennemi vît la situation de mon esprit… C'est par cette même raison que je tâche ordinairement d'être mon propre protecteur… mais c'étoit par force que je m'adressois au duc de C…; si c'eût été une action de choix, je suppose que je l'aurois faite tout comme un autre.

Combien de formes de placets, de la tournure la plus basse, mon servile cœur ne conçut-il pas pendant tout le chemin! Je méritois d'aller à la Bastille pour chacune de ces tournures.

Arrivé à la vue de Versailles, je voulus m'occuper à rassembler des mots, des maximes; j'essayai des attitudes, des tons de voix pour s'insinuer dans les bonnes grâces de M. le duc. Bon! disois-je, j'y suis: ceci fera l'affaire. Oui, tout aussi bien qu'un habit qu'on lui auroit fait sans lui prendre la mesure. Sot, continuai-je en m'apostrophant, commence par regarder M. le duc de C… observe son visage… le caractère qui y est tracé… remarque son attitude en t'écoutant, la tournure et l'expression de toute sa personne, et le premier mot qui sortira de sa bouche te donnera le ton que tu dois prendre. Vous composerez sur-le-champ votre harangue, de l'assemblage de toutes ces choses; elle ne pourra lui déplaire, et passera très-vraisemblablement; c'est lui qui en aura fourni les ingrédiens.

Hé bien, dis-je, je voudrois déjà avoir fait ce pas-là. Lâche! un homme n'est-il donc pas égal à un autre sur toute la surface du globe? Cela est ainsi dans un champ de bataille; pourquoi cela ne seroit-il pas de même face à face dans le cabinet? Crois-moi, Yorick, un homme qui ne prend pas cette noble assurance, se manque à lui-même, se dégrade et dément ses propres ressources dix fois sur une que la nature les lui refuse. Présente-toi au duc avec la crainte de la Bastille dans tes regards et dans ta contenance, et sois assuré que tu seras renvoyé à Paris en moins d'une heure sous bonne escorte…

Ma foi, dis-je, je le crois ainsi… Hé bien, par le ciel! j'irai au duc avec toute l'assurance et toute la gaieté possibles…

Vous vous égarez encore, me dis-je. Un cœur tranquille ne se jette pas dans les extrêmes… il se possède toujours… Bien, bien, m'écriai-je, tandis que le cocher entroit dans les cours; je vois que je m'en acquitterai très-bien. Et quand il s'arrêta, je me trouvai, par la leçon que je venois de me donner, aussi calme qu'on peut l'être. Je ne montai l'escalier ni avec cet air craintif qu'ont les victimes de la justice, ni avec cette humeur vive et badine qui m'anime toujours quand je te vais voir, Eliza.

Dès que je parus dans le salon, une personne vint au-devant de moi; je ne sais si c'étoit le maître-d'hôtel ou le valet-de-chambre, peut-être étoit-ce quelque sous-secrétaire; elle me dit que M. le duc de C… travailloit. J'ignore, lui dis-je, comment il faut s'y prendre pour obtenir audience; je suis étranger, et ce qui est encore pis dans la conjoncture des affaires présentes, c'est que je suis anglois. Elle me répondit que cette circonstance ne rendoit pas la chose plus difficile… Je lui fis une légère inclination… Monsieur, lui dis-je, ce que j'ai à communiquer à M. le duc est fort important. Il regarda de côté et d'autre, pour voir apparemment s'il n'y avoit personne qui pût en avertir le ministre. Je retournai à lui… Je ne veux pas, monsieur, lui dis-je, causer ici de méprise… ce n'est pas pour M. le duc que l'affaire dont j'ai à lui parler est importante, c'est pour moi. Oh! c'est une autre affaire, dit-il. Non, monsieur, repris-je, je suis sûr que c'est la même chose pour M. le duc… Cependant je le priai de me dire quand pourrais avoir accès. Dans deux heures, dit-il. Le nombre des équipages qui étoient dans la cour sembloit justifier ce calcul. Que faire pendant ce temps-là? Se promener en long et en large dans une salle d'audience, ne me paroissoit pas un passe-temps fort agréable. Je descendis, et j'ordonnai au cocher de me mener au cordon-bleu.

Mais tel est mon destin… Il est rare que j'aille à l'endroit que je me propose.

LE PATISSIER.
Versailles.

Je n'étois pas à moitié chemin de l'auberge que je changeai d'idée. Puisque je suis à Versailles, pensai-je, il ne m'en coûtera pas davantage de parcourir la ville; je tirai le cordon, et je dis au cocher de me promener par quelques-unes de ses principales rues. Cela sera bientôt fait, ajoutai-je, car je suppose qu'elle n'est pas grande. Elle n'est pas grande! pardonnez-moi, monsieur, elle est fort grande et même fort belle. La plupart des seigneurs y ont des hôtels… A ce mot d'hôtels, je me rappelai tout-à-coup le comte de B. dont le libraire du quai Conti m'avoit dit tant de bien… Hé! pourquoi n'irai-je pas chez un homme qui a une si haute idée des livres anglois, et des anglois mêmes? Je lui raconterai mon aventure… Je changeai donc d'avis une seconde fois… à bien compter, même, c'étoit la troisième. J'avois eu d'abord envie d'aller chez madame R… rue des Saints-Pères; j'avois chargé sa femme-de-chambre de la prévenir que je me rendrois assurément chez elle. Mais ce n'est pas moi qui règle les circonstances, ce sont les circonstances qui me gouvernent. Ayant donc aperçu de l'autre côté de la rue un homme qui portoit un panier, et paroissoit avoir quelque chose à vendre, je dis à La Fleur d'aller lui demander où demeuroit le comte de B…

La Fleur revint précipitamment; et avec un air qui peignoit la surprise, il me dit que c'étoit un chevalier de Saint-Louis qui vendoit des petits pâtés… Quel conte! lui dis-je, cela est impossible. Je ne puis, monsieur, vous expliquer la raison de ce que j'ai vu; mais cela est; j'ai vu la croix et le ruban rouge attaché à la boutonnière… J'ai regardé dans le panier, et j'ai vu les petits pâtés qu'il vend; il est impossible que je me trompe en cela.

Un tel revers dans la vie d'un homme éveille dans une ame sensible un autre principe que la curiosité… Je l'examinai quelque temps de dedans mon carrosse… Plus je l'examinois, plus je le voyois avec sa croix et son panier, et plus mon esprit et mon cœur s'échauffoient… Je descendis de la voiture, et je dirigeai mes pas vers lui.

Il étoit entouré d'un tablier blanc qui lui tomboit au-dessous des genoux. Sa croix pendoit au-dessus de la bavette. Son panier, rempli de petits pâtés, étoit couvert d'une serviette ouvrée. Il y en avoit une autre au fond, et tout cela étoit si propre, que l'on pouvoit acheter ses petits pâtés, aussi bien par appétit que par sentiment.

Il ne les offroit à personne, mais il se tenoit tranquille dans l'encoignure d'un hôtel, dans l'espoir qu'on viendroit les acheter sans y être sollicité.

Il étoit âgé d'environ cinquante ans… d'une physionomie calme, mais un peu grave. Cela ne me surprit pas… Je m'adressai au panier plutôt qu'à lui. Je levai la serviette et pris un petit pâté, en le priant d'un air touché de m'expliquer ce phénomène.

Il me dit en peu de mots, qu'il avoit passé sa jeunesse dans le service; qu'il y avoit mangé un petit patrimoine; qu'il avoit obtenu une compagnie et la croix: mais qu'à la conclusion de la dernière paix, son régiment fut réformé, et que tout le corps, ainsi que ceux d'autres régimens, fut renvoyé sans pension ni gratification… Il se trouvoit dans le monde sans amis, sans argent, et bien réellement, ajouta-t-il, sans autre chose que ceci (montrant sa croix). Le pauvre chevalier me faisoit pitié; mais il gagna mon estime en achevant ce qu'il avoit à me dire.

Le roi est un prince aussi bon que généreux, mais il ne peut récompenser ni soulager tout le monde; mon malheur est de me trouver de ce nombre… Je suis marié… Ma femme que j'aime et qui m'aime, a cru pouvoir mettre à profit le petit talent qu'elle a de faire de la pâtisserie, et j'ai pensé, moi, qu'il n'y avoit point de déshonneur à nous préserver tous deux des horreurs de la disette en vendant ce qu'elle fait… à moins que la providence ne nous eût offert un meilleur moyen.

Je priverois les ames sensibles d'un plaisir, si je ne leur racontois pas ce qui arriva à ce pauvre chevalier de Saint-Louis, huit ou neuf mois après.

Il se tenoit ordinairement près de la grille du château. Sa croix attira les regards de plusieurs personnes qui eurent la même curiosité que moi, et il leur raconta la même histoire avec la même modestie qu'il me l'avoit racontée. Le roi en fut informé. Il sut que c'étoit un brave officier qui avoit eu l'estime de tout son corps, et il mit fin à son petit commerce, en lui donnant une pension de quinze cents livres.

J'ai raconté cette anecdote dans l'espoir qu'elle plairoit au lecteur; je le prie de me permettre, pour ma propre satisfaction, d'en raconter une autre arrivée à une personne du même état: les deux histoires se donnent jour réciproquement, et ce seroit dommage qu'elles fussent séparées.

L'ÉPÉE.
Rennes.

Quand les empires les plus puissans ont leurs époques de décadence, et éprouvent à leur tour les calamités et la misère, je ne m'arrêterai pas à dire les causes qui avoient insensiblement ruiné la maison d'E… en Bretagne. Le marquis d'E… avoit lutté avec beaucoup de fermeté contre les adversités de la fortune; il vouloit conserver encore aux yeux du monde quelques restes de l'éclat dont avoient brillé ses ancêtres; mais les dépenses excessives qu'ils avoient faites, lui en avoient entièrement ôté les moyens… Il lui restoit bien assez pour le soutien d'une vie obscure… mais il avoit deux fils qui sembloient lui demander quelque chose de plus, et il croyoit qu'ils méritoient un meilleur sort. Ils avoient essayé de la voie des armes;… il en coûtoit trop pour parvenir;… l'économie ne convenoit pas à cet état… Il n'y avoit donc pour lui qu'une ressource, et c'étoit le commerce.

Dans toute autre province de France, hormis la Bretagne, c'étoit flétrir pour toujours la racine du petit arbre que son orgueil et son affection vouloient voir refleurir… Heureusement la Bretagne a conservé le privilége de secouer le joug de ce préjugé. Il s'en prévaut. Les états étoient assemblés à Rennes; le marquis en prit occasion de se présenter un jour, suivi de ses deux fils, devant le sénat. Il fit valoir avec dignité la faveur d'une ancienne loi du duché, qui, quoique rarement réclamée, n'en subsistoit pas moins dans toute sa force. Il ôta son épée de son côté. La voici, dit-il, prenez-la; soyez-en les fidèles dépositaires, jusqu'à ce qu'une meilleure fortune me mette en état de la reprendre et de m'en servir avec honneur.

Le président accepta l'épée… Le marquis s'arrêta quelques momens pour la voir déposer dans les archives de sa maison, et se retira.

Il s'embarqua le lendemain avec toute sa famille pour la Martinique. Une application assidue au commerce pendant dix-neuf ou vingt ans, et quelques legs inattendus de branches éloignées de sa maison, lui rendirent de quoi soutenir sa noblesse, et il revint chez lui pour réclamer son épée.

J'eus le bonheur de me trouver à Rennes le jour de cet événement solennel. C'est ainsi que je l'appelle. Quel autre nom pourroit lui donner un voyageur sentimental?

Le marquis, tenant par la main une épouse respectable, parut avec modestie au milieu de l'assemblée. Son fils aîné conduisoit sa sœur. Le cadet étoit à côté de sa mère. Un mouchoir cachoit les larmes de ce bon père.

Le silence le plus profond régnoit dans toute l'assemblée. Le marquis remit sa femme aux soins de son fils cadet et de sa fille, avança six pas vers le président, et lui redemanda son épée. On la lui rendit. Il ne l'eut pas plutôt, qu'il la tira presque toute entière hors du fourreau… C'étoit la face brillante d'un ami qu'il avoit perdu de vue depuis quelque temps. Il l'examina attentivement, comme pour s'assurer que c'étoit la même. Il aperçut un peu de rouille vers la pointe: il la porta plus près de ses yeux, et il me sembla que je vis tomber une larme sur l'endroit rouillé; je ne pus y être trompé par ce qui suivit.

Je trouverai, dit-il, quelqu'autre moyen pour l'ôter.

Il la remit ensuite dans le fourreau, remercia ceux qui en avoient été les dépositaires, et se retira avec son épouse, sa fille et ses deux fils.

Que je lui enviois ses sensations!

LE PASSE-PORT.
Versailles.

J'entrai chez monsieur le comte de B… sans essuyer la moindre difficulté. Il feuilletoit les ouvrages de Shakespéar qui étoient sur son secrétaire, et je lui fis juger par mes regards que je les connoissois. Je suis venu, lui dis-je, sans introducteur, parce que je savois que je trouverois dans votre cabinet un ami qui m'introduiroit auprès de vous. Le voilà, c'est le grand Shakespéar, mon compatriote… Esprit sublime, m'écriai-je, fais moi cet honneur-là!

Le comte sourit de la singularité de cette manière de se présenter… Il s'aperçut à mon air pâle que je ne me portois pas bien, et me pria aussitôt de m'asseoir. J'obéis; et pour lui épargner des conjectures sur une visite qui n'étoit certainement pas faite dans les règles ordinaires, je lui racontai naïvement ce qui m'étoit arrivé chez le libraire, et comment cela m'avoit enhardi à venir le trouver plutôt que tout autre, pour lui faire part du petit embarras où je m'étois plongé. Quel est votre embarras? me dit-il, que je le sache. Je lui fis le même récit que j'ai déjà fait au lecteur.

Mon hôte, ajoutai-je en le terminant, m'assure, M. le comte, qu'on me mettra à la Bastille. Mais je ne crains rien; je suis au milieu du peuple le plus poli de l'univers, et ma conscience me dit que je suis intègre. Je ne suis point venu pour jouer ici le rôle d'espion, ni pour observer la nudité du pays; à peine ai-je eu la pensée que je fusse exposé. Il ne convient pas à la générosité françoise, monsieur le comte, dis-je, de faire du mal à des infirmes.

Je vis le teint du comte s'animer lorsque je prononçai ceci… Ne craignez rien, dit-il… Moi! monsieur, je ne crains réellement rien; d'ailleurs, continuai-je d'un air un peu badin, je suis venu en riant depuis Londres jusqu'à Paris, et je ne crois pas que monsieur le duc de C… soit assez ennemi de la joie pour me renvoyer en pleurs.

Je me suis adressé à vous M. le comte, ajoutai-je en lui faisant une profonde inclination, pour vous engager à le prier de ne pas faire cet acte de cruauté.

Le comte m'écoutoit avec un grand air de bonté… sans cela j'aurois moins parlé… Il s'écria une ou deux fois: Cela est bien dit… Cependant la chose en resta là, et je ne voulus plus en parler.

Il changea lui-même de discours; nous parlâmes de choses indifférentes, de livres, de nouvelles, de politique, des hommes… et puis des femmes. Que Dieu bénisse tout le beau sexe! lui dis-je, personne ne l'aime plus que moi. Après tous les foibles que j'ai vus aux femmes, toutes les satires que j'ai lues contre elles, je les aime toujours. Je suis fermement persuadé qu'un homme qui n'a pas une espèce d'affection pour elles toutes, n'en peut aimer une seule comme il le doit.

Eh bien! monsieur l'Anglois, me dit gaiement le comte, vous n'êtes pas venu ici, dites-vous, pour espionner la nudité du pays… je vous crois… ni encore, j'ose le dire, celle de nos femmes. Mais permettez-moi de conjecturer que si par hasard vous en trouviez quelques-unes sur votre chemin, qui se présentassent ainsi à vos yeux, la vue de ces objets ne vous effraieroit pas.

Il y a quelque chose en moi qui se révolte à la moindre idée indécente. Je me suis souvent efforcé de surmonter cette répugnance, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine que j'ai hasardé de dire, dans un cercle de femmes, des choses dont je n'aurois pas osé risquer une seule dans le tête-à-tête, m'eût-elle conduit au bonheur.

Excusez-moi, M. le comte, lui dis-je; si un pays aussi florissant ne m'offroit qu'une terre nue, je jeterois les yeux en pleurant… Pour ce qui est de la nudité des femmes, continuai-je en rougissant de l'idée qu'il avoit excitée en moi, j'observe si scrupuleusement l'évangile, je m'attendris tellement sur leurs foiblesses, que si j'en trouvois dans cet état, je les couvrirois d'un manteau, pourvu que je susse comment il faudroit m'y prendre… Mais, je l'avoue, je voudrois bien voir la nudité de leurs cœurs, et tâcher, à travers les différens déguisemens des coutumes, du climat, de la religion et des mœurs, de modeler le mien sur ce qu'il y a de bon…

C'est pour cela que je suis venu à Paris; c'est pour la même raison, M. le comte, continuai-je, que je n'ai pas encore été voir le Palais-Royal, le Luxembourg, la façade du Louvre… Je n'ai pas non plus essayé de grossir le catalogue des tableaux, des statues, des églises: je me représente chaque beauté comme un temple dans lequel j'aimerois mieux entrer pour y voir les traits originaux et les légères esquisses qui s'y trouvent, plutôt que le fameux tableau de la transfiguration de Raphaël lui-même.

La soif que j'en ai, continuai-je, aussi ardente que celle qui enflamme le sein du connoisseur, m'a fait sortir de chez moi pour venir en France, et me conduira probablement plus loin… C'est un voyage tranquille que le cœur fait à la poursuite de la nature et des affections qu'elle fait éprouver, et qui nous porte à nous entr'aimer un peu mieux que nous ne faisons.

Le comte me dit des choses fort obligeantes à ce sujet; et ajouta poliment qu'il étoit très-redevable à Shakespéar de lui avoir procuré ma connoissance… Mais à propos, dit-il, cet auteur est si rempli de ses grandes idées, qu'il a oublié une petite bagatelle, qui est de me dire votre nom… Cela vous met dans la nécessité de vous nommer vous-même.

LE PASSE-PORT.
Versailles.

Rien ne m'embarrasse plus que d'être obligé de dire qui je suis… Je parle plus aisément d'un autre que de moi-même; et j'ai souvent souhaité de pouvoir le faire en un seul mot, pour avoir plutôt fini. Ce fut le seul moment et la seule occasion dans ma vie où je pus me satisfaire à cet égard. Shakespéar étoit sous mes yeux; je me souvins que mon nom étoit dans la tragédie d'Hamlet; je cherchai immédiatement la scène des fossoyeurs, au cinquième acte; et, posant le doigt sur le nom d'Yorick, je présentai le volume au comte… Me voici, lui dis-je.

Il importe peu de savoir si la réalité de ma personne avoit effacé ou non de l'esprit du comte l'idée du squelette du pauvre Yorick, ou par quelle magie il se trompa de sept ou huit siècles… Les François conçoivent mieux qu'ils ne combinent… Rien ne m'étonne dans ce monde, et encore moins ces espèces de méprises… Je me suis avisé de faire quelques volumes de sermons, bons ou mauvais; et un de nos évêques, dont je révère d'ailleurs la candeur et la piété, me disoit un jour qu'il n'avoit pas la patience de feuilleter des sermons qui avoient été composés par le bouffon du roi de Danemarck. Mais, Monseigneur, lui dis-je, il y a deux Yorick. Le Yorick dont vous parlez est mort et enterré il y a huit siècles… il florissoit à la cour d'Horwendillus… L'autre Yorick n'a brillé dans aucune cour, et c'est moi qui le suis… Il secoua la tête. Mon Dieu! Monseigneur, ajoutai-je, vous voudriez donc me faire penser que vous pourriez confondre Alexandre-le-Grand, avec Alexandre dont parle Saint-Paul, et qui n'étoit qu'un chaudronnier? Je ne sais, dit-il; mais n'est-ce pas le même?

Ah! si le roi de Macédoine, lui dis-je, Monseigneur, pouvoit vous donner un meilleur évêché, je suis bien sûr que vous ne parleriez pas ainsi.

Le comte de B… tomba dans la même erreur.

Vous êtes Yorick! s'écria-t-il… Oui, je le suis… Vous? Oui, moi-même, moi qui ai l'honneur de vous parler. Bon Dieu! dit-il en m'embrassant, vous êtes Yorick!

Il mit aussitôt le volume de Shakespéar dans sa poche; et me laissa seul dans son cabinet.

LE PASSE-PORT.
Versailles.

Je ne pouvois pas concevoir pourquoi le comte de B… étoit sorti précipitamment, ni pourquoi il avoit mis le volume de Shakespéar dans sa poche… Mais des mystères qui s'expliquent d'eux-mêmes par la suite, ne valent pas le temps que l'on perd à vouloir les pénétrer… il valoit mieux lire Shakespéar… Je pris un des volumes qui restoient, et je tombai sur la pièce intitulée Beaucoup de bruit et de fracas pour rien; et du fauteuil où j'étois assis, je me transportai sur-le-champ à Messine; je m'y occupois si fort de dom Pèdre, de Benoît et de Béatrix, que je ne pensois ni à Versailles, ni au comte, ni au passe-port.

Douce flexibilité de l'esprit humain, qui peut aussitôt se livrer à des illusions qui adoucissent les tristes momens de l'attente et de l'ennui!… Il y a long-temps que je n'existerois plus, si je n'avois pas erré dans ces plaines enchantées… Dès que je trouve un chemin trop rude pour mes pieds, ou trop escarpé pour mes forces, je le quitte pour chercher un sentier velouté et uni, que l'imagination a jonché de boutons de roses. J'y fais quelques tours, et j'en reviens plus robuste et plus frais. Lorsque le mal m'accable, et que ce monde ne m'offre aucune retraite pour m'y soustraire, je le quitte, et je prends une nouvelle route… et comme j'ai une idée beaucoup plus claire des champs Elisées que du Ciel, je fais comme Enée, j'y entre par force… Je le vois qui rencontre l'ombre pensive de sa Didon abandonnée, qu'il cherche à reconnoître… Elle l'aperçoit, se détourne en silence de l'auteur de sa misère et de sa honte… Mes sensations se perdent dans les siennes, et se confondent dans ces émotions qui m'arrachoient des larmes sur son sort lorsque j'étois au collège.

Ce n'est certainement pas là courir après une ombre vaine et se tourmenter inutilement pour la saisir: on se tourmente bien plus souvent en confiant le succès de ces émotions à la seule raison. J'assurerai hardiment que quant à moi, je ne fus jamais plus en état de vaincre aussi décidément une seule sensation désagréable dans mon cœur, qu'en y excitant à sa place une autre plus douce et plus agréable.

J'allois finir de lire le troisième acte lorsque le comte de B… entra, avec mon passe-port à la main… M. le duc de C… me dit-il, est aussi bon prophète qu'il est grand homme d'état… Celui qui rit, dit-il, ne sera jamais dangereux. Pour tout autre que le bouffon du roi, je n'aurois pu l'avoir de plus de deux heures… Mais, M. le comte, lui dis-je, je ne suis pas le bouffon du roi… Mais vous êtes Yorick? Oui… Et vous riez, vous plaisantez? je ris, je plaisante; mais je ne suis point payé pour cela… C'est toujours à mes propres frais que je m'amuse…

Nous n'avons pas, M. le comte, de bouffons à la cour; le dernier que nous eûmes parut sous le règne licencieux de Charles II. Nos mœurs depuis ce temps se sont si épurées; nos grands seigneurs sont si désintéressés, qu'ils ne désirent plus rien que les honneurs et la richesse de leur patrie; nos dames sont toutes si modestes, si réservées, si chastes, si dévotes… Ah! M. le comte, un bouffon n'auroit pas un seul trait de raillerie à décocher…

Oh! pour cela, s'écria-t-il, voilà du persifflage.

LE PASSE-PORT.
Versailles.

Le passe-port étoit adressé à tous les gouverneurs, lieutenans-commandans, officiers-généraux et autres officiers de justice; et M. Yorick, le bouffon du roi, et son bagage pouvoient voyager tranquillement. On avoit ordre de les laisser passer sans les inquiéter… J'avoue cependant que le triomphe d'avoir obtenu ce passe-port me paroissoit un peu terni par la figure que j'y faisois… Mais quels biens dans ce monde sont sans mélange? Je connois de graves théologiens qui vont jusqu'à soutenir que la jouissance même est accompagnée d'un soupir, et que la plus délicieuse qu'ils connoissent, se termine ordinairement par quelque chose approchant de la convulsion.

Je me souviens que le grave et le savant Bevoriskius, dans son commentaire sur les générations d'Adam, étant au milieu d'une note, l'interrompit tout naturellement pour parler de deux moineaux qui étoient sur les bords de sa fenêtre, et qui l'avoient tellement incommodé pendant qu'il écrivoit, qu'ils lui avoient enfin fait perdre le fil de sa généalogie.

«Cela est étrange! s'écrie-t-il, mais le fait n'en est pas moins vrai. Ils me troubloient par leurs caresses… J'eus la curiosité de les marquer une à une avec ma plume; et le moineau mâle, dans le peu de temps qu'il m'auroit fallu pour finir ma note, reitéra les siennes vingt-trois fois et demie.

»Que le ciel répand de bienfaits sur ses créatures! ajoute Bevoriskius.»

Et c'est le plus grave de tes frères, ô malheureux Yorick, qui publie ce que tu ne peux copier ici sans rougir!

Mais cette anecdote n'a rien de commun avec mes voyages… Je demande deux fois… trois fois excuse de cette disgression.

CARACTÈRES.
Versailles.

Eh bien, me dit le comte après qu'il m'eut donné le passe-port, comment trouvez-vous les françois?

On peut s'imaginer qu'après avoir reçu tant d'honnêtetés, je ne pouvois répondre à cette question que d'une manière fort polie.

Passe pour cela, dit le comte; mais parlez franchement, trouvez-vous dans les françois toute l'urbanité dont on leur fait honneur par tout? Tout ce que j'ai vu, lui dis-je, me confirme dans cette opinion… Oh! oui, dit le comte, les françois sont polis… Jusqu'à l'excès, repris-je.

Ce mot excès le frappa; il prétendoit que j'entendois par-là plus que je ne disois. Je m'en défendis pendant long-temps aussi bien que je pus… Il insista sur ma réserve, et il m'engagea à parler avec franchise.

Je crois, M. le comte, lui dis-je, qu'il en est des questions que l'on se fait dans la société, comme de la musique; on a besoin d'une clef pour répondre aux unes, comme pour régler l'autre. Une note exprimée trop haut ou trop bas, dérange tout le système de l'harmonie… Le comte de B… me dit qu'il ne savoit pas la musique, et me pria de m'expliquer de quelqu'autre façon… Une nation civilisée, M. le comte, lui dis-je enfin, rend le monde son tributaire. La politesse en elle-même, ainsi que le beau sexe, a d'ailleurs tant de charmes, qu'il répugne au cœur d'en dire du mal… Je crois cependant qu'il n'y a qu'un seul point de perfection où l'homme en général puisse arriver. S'il le passe, il change plutôt de qualités qu'il n'en acquiert… Je ne prétends pas marquer par-là à quel degré cela se rapporte aux françois sur le point dont nous parlons. Mais si jamais les anglois parvenoient à cette politesse qui distingue les françois, et s'ils ne perdoient pas en même-temps cette politesse du cœur qui engage les hommes à faire plutôt des actes d'humanité que de pure civilité, ils perdroient au moins ce caractère original et varié qui les distingue non-seulement les uns des autres, mais aussi de tout le reste du monde.

Je fouillai dans ma poche, et j'en tirai quelques schelins qui avoient été frappés du temps du roi Guillaume, et qui étoient unis comme le verre: ils pouvoient servir à éclaircir ce que je venois de dire.

Voyez, M. le comte, lui dis-je en les posant devant lui sur son bureau: par le frottement de ces pièces pendant soixante-dix ans qu'elles ont passé par tant de mains, elles sont devenues si semblables les unes aux autres, qu'à peine pouvez-vous les distinguer.

Les anglois, comme les anciennes médailles que l'on met à part et qui ne passent que par peu de mains, conservent la même rudesse que la main de la nature leur a donnée. Elles ne sont pas si agréables au toucher, mais en revanche la légende en est si lisible, que du premier coup-d'œil l'on voit de qui elles portent l'effigie et la suscription… Mais les françois, M. le comte… ajoutai-je, cherchant à adoucir ce que j'avois dit, ont tant d'excellentes qualités, qu'ils peuvent bien se passer de celle-là. Il n'y a point de peuple plus loyal, plus brave, plus généreux, plus spirituel et meilleur. S'ils ont un défaut… c'est d'être trop sérieux.

Mon Dieu! s'écria le comte en se levant avec surprise…

Mais vous plaisantez, dit-il… Je mis la main sur ma poitrine, et l'assurai gravement que c'étoit mon opinion…

Le comte me dit qu'il étoit mortifié de ne pouvoir rester, pour m'entendre justifier cette idée. Il étoit obligé de sortir dans le moment, pour aller dîner chez le duc de C… où il étoit engagé.

Mais j'espère, me dit-il, que vous ne trouverez pas Versailles trop éloigné de Paris, pour vous empêcher d'y venir dîner avec moi… J'aurai peut-être alors le plaisir de vous voir rétracter votre opinion… ou d'apprendre comment vous la soutiendrez. En ce cas, M. l'anglois, vous ferez bien d'employer tous vos moyens, car vous aurez tout le monde contre vous… Je promis au comte d'avoir l'honneur de dîner avec lui avant de partir pour l'Italie, et je me retirai.

LA TENTATION.
Paris.

Je revins aussitôt à Paris. Le portier me dit qu'une jeune fille, qui avoit une boîte de carton, étoit venue me demander un instant avant que j'arrivasse. Je ne sais, dit-il, si elle s'en est allée ou non. Je pris la clef de ma chambre, et je trouvai dans l'escalier la jeune fille qui descendoit.

C'étoit mon aimable fille du quai de Conti. Madame de R… l'avoit envoyée chez une marchande de modes, à deux pas de l'hôtel de Modène: je ne l'avois pas été voir, et elle lui avoit dit de s'informer si je n'étois déjà plus à Paris, et, en ce cas, si je n'avois pas laissé une lettre à son adresse.

Elle monta avec moi dans ma chambre, pour attendre que j'eusse écrit une carte.

C'étoit une belle soirée de la fin du mois de mai. Les rideaux de la fenêtre, de taffetas cramoisi, étoient bien fermés… Le soleil se couchoit, et réfléchissoit à travers l'étoffe une si belle teinte sur le visage charmant de la jeune beauté, que je crus qu'elle rougissoit… Cette idée me fit rougir moi-même… Nous étions seuls, et cette circonstance me donna une seconde rougeur avant que la première fût dissipée.

Il y a une espèce agréable de rougeur qui est à moitié criminelle, et qui provient plutôt du sang que de l'homme lui-même… Le cœur l'envoie avec impétuosité, et la vertu vole à sa suite… non pas pour la rappeler, mais pour en rendre la sensation plus délicieuse… elles vont de compagnie…

Je ne la décrirai pas… Je sentis d'abord quelque chose en moi qui n'étoit pas conforme à la leçon de vertu que j'avois donnée la veille sur le quai de Conti; je cherchai une carte pendant cinq ou six minutes, quoique je susse que je n'en avois point… Je pris une plume… je la replaçai; ma main trembloit, le diable m'agitoit.

Je sais aussi bien que tout autre que c'est un ennemi qui s'enfuit si on lui résiste; mais il est rare que je lui résiste, de peur d'être blessé au combat, quoique vainqueur… j'aime mieux, pour plus de sûreté, céder le triomphe; et c'est moi-même qui fuis, au lieu de le faire fuir.

La jeune fille s'approcha du secrétaire, où je cherchois si inutilement une carte… Elle prit d'abord la plume que j'avois replacée, et m'offrit de me tendre le cornet… et cela d'une voix si douce, que j'allois l'accepter: cependant je n'osai pas. Mais, ma chère, je n'ai point de carte, lui dis-je, pour écrire. Qu'importe; écrivez, dit-elle naïvement, sur telle autre chose que ce soit.

Ah! je fus tenté de lui dire: je vais donc l'écrire sur tes lèvres…

Mais je suis perdu, me dis-je, si je fais cela. Je la pris par la main, et la menai vers la porte, en la priant de ne point oublier la leçon que je lui avois donnée… Elle promit de s'en souvenir, et elle fit cette promesse avec tant d'ardeur, qu'en se retournant elle mit ses deux mains dans les miennes… Il étoit impossible, dans cette situation, de ne pas les serrer; je voulois les laisser aller, et je les retenois encore… Je ne lui parlois point, je raisonnois en moi-même… L'action me faisoit de la peine, mais je tenois toujours ses mains serrées… Au même instant je m'aperçus qu'il falloit recommencer le combat; je sentois tout mon cœur trembler à cette idée.

Le lit n'étoit qu'à deux pas de nous… Je lui tenois encore les mains… et je ne sais comment cela arriva… je ne lui dis pas de s'y asseoir… je ne l'y attirai pas… je n'y pensois même pas… cependant nous nous trouvâmes tous deux assis sur le pied du lit.

Il faut, dit-elle, que je vous montre la petite bourse que j'ai faite ce matin pour mettre votre écu… Elle la chercha dans sa poche droite qui étoit de mon côté, et la chercha pendant quelque temps; ensuite dans sa poche gauche, et ne la trouvant point, elle craignoit de l'avoir perdue… Je n'ai jamais attendu une chose avec autant de patience. Enfin, elle la trouva dans sa poche droite, et l'en tira pour me la montrer. Elle étoit de taffetas vert doublé de satin blanc piqué, et n'étoit pas plus grande qu'il ne falloit pour contenir l'écu qui étoit dedans. Elle me la mit dans la main; elle étoit joliment faite… Je la tins dix minutes, le revers de ma main appuyé sur ses genoux… Je regardai la bourse, et quelquefois à côté.

J'avois un col plissé, dont quelques fils s'étoient rompus. Elle enfila, sans rien dire, une aiguille, et se mit à le raccommoder… Je prévis alors tout le danger que couroit ma gloire… Sa main, qu'elle faisoit passer et repasser sur mon cou, en gardant le silence, agitoit violemment les lauriers que mon imagination avoit placés sur ma tête.

La boucle d'un de ses souliers s'étoit défaite en marchant… Voyez, dit-elle en levant son pied, j'allois la perdre si je ne m'en étois pas aperçue… Je ne pouvois pas faire moins, en reconnoissance du soin qu'elle avoit pris de me raccommoder mon col, que de rattacher sa boucle… Lorsque j'eus fini, je levai l'autre pied, pour voir si les boucles étoient placées l'une comme l'autre… Je le fis un peu trop brusquement… et la belle fille fut renversée… Et alors…

LA CONQUÊTE.

Oui, et alors?… O vous! dont les têtes froides et les cœurs tièdes peuvent vaincre ou masquer les passions par le raisonnement, dites-moi quelle faute un homme commet à les ressentir? Comment son esprit est-il responsable envers l'émanateur de tous les esprits, de la conduite qu'il tient quand il en est agité?

[Illustration]

Si la nature, en tissant sa toile d'amitié, a entrelacé dans toute la pièce quelques fils d'amour et de désir, faut-il déchirer toute la toile pour les en arracher? Oh! châtie de pareils stoïciens, grand maître de la nature! m'écriai-je en moi-même. En quelqu'endroit que tu me places pour éprouver ma vertu, quel que soit le péril où je me trouve exposé, quelle que soit ma situation, laisse-moi sentir les mouvemens des passions qui appartiennent à l'humanité!… Et si je les gouverne comme je le dois, j'ai toute confiance en ta justice; car c'est toi qui nous a formés… nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes.

Je n'eus pas sitôt adressé cette courte prière au ciel, que je relevai la jeune fille. Je la pris par la main et la conduisis hors de la chambre… Elle se tint près de moi jusqu'à ce que j'eusse fermé la porte, et que j'en eusse mis la clef dans ma poche… Alors la victoire étoit décidée… et seulement alors je lui donnai un baiser sur la joue… Je la pris par la main, et je la conduisis en toute sûreté jusqu'à la porte de la rue.

LE MYSTÈRE.
Paris.

Un homme qui jugera le cœur humain, jugera aisément qu'il m'étoit impossible de retourner sitôt dans ma chambre; c'eût été passer d'un morceau musical dont le feu avoit animé toutes mes affections, à une clef froide… Je restai donc quelque temps sur la porte de l'hôtel, et je m'occupai à examiner les passans, et à former sur eux les conjectures que leurs différentes allures me suggéroient; mais un seul objet fixa bientôt toute mon attention, et confondit toute espèce de raisonnement que je pouvois faire sur lui.

C'étoit un grand homme sec, d'un sérieux philosophique, et d'une mine hâlée, qui passoit et repassoit gravement dans la rue, et n'alloit jamais au-delà de soixante pas de chaque côté de la porte. Il paroissoit avoir à-peu-près cinquante-deux ans; il avoit une petite canne sous le bras… Son habit, sa veste et sa culotte étoient de drap noir, un peu usé, mais encore propre. A sa manière d'ôter son chapeau, et d'accoster un grand nombre de passans, je jugeai qu'il demandoit l'aumône, et je préparai quelque monnoie pour la lui donner, quand il s'adresseroit à moi en passant… Mais il passa sans me rien demander, et cependant ne fit pas six pas sans s'arrêter vis-à-vis d'une petite femme qui venoit devant lui… J'avois plus l'air de lui donner qu'elle. A peine eut-il fini, qu'il ôta son chapeau à une autre qui venoit par le même chemin. Un monsieur d'un certain âge avançoit lentement, il étoit suivi d'un jeune homme fort bien mis… Il les laissa passer tous deux sans leur rien demander… Je restai à l'observer une bonne demi-heure, et il fit pendant ce temps une douzaine de tours en avant et en arrière, en suivant constamment la même conduite.

Il y avoit dans cela deux choses bien singulières, et qui me faisoient faire inutilement beaucoup de réflexions; c'étoit de savoir d'abord pourquoi il ne contoit son histoire qu'aux femmes; et ensuite quelle espèce d'éloquence il employoit pour toucher leurs cœurs, en jugeant apparemment qu'elle étoit inutile pour émouvoir ceux des hommes.

Deux autres circonstances me rendoient encore ce mystère plus impénétrable; l'une, qu'il disoit tout bas à chaque femme ce qu'il avoit à lui dire, et d'une façon qui avoit plutôt l'air d'un secret confié, que d'une demande; l'autre étoit qu'il réussissoit toujours. Il n'arrêtoit pas une seule femme, qui ne tirât sa bourse pour lui donner quelque chose.

J'eus beau réfléchir, je ne pus me former de système pour expliquer ce phénomène.

C'étoit une énigme à m'occuper tout le reste de la soirée, et je me retirai dans ma chambre.

LE CAS DE CONSCIENCE.
Paris.

Mon hôte me suivit, et à peine fut-il entré, qu'il me dit de chercher un autre logement. Pourquoi cela, lui dis-je, mon ami?… Pourquoi?… N'avez-vous donc pas eu pendant deux heures une jeune fille enfermée avec vous? Cela est contre les règles de ma maison… Fort bien! lui dis-je, et nous nous quitterons tous bons amis; car la jeune fille n'a point eu de mal… ni moi non plus, et je vous laisserai comme je vous ai trouvé… C'en est assez, reprit-il, pour perdre mon hôtel de réputation… Cela n'est pas équivoque… Voyez, ajouta-t-il, en me montrant le le pied du lit où nous avions été assis… J'avoue que cela avoit quelqu'apparence d'un témoignage; mais mon orgueil ne souffroit pas que j'entrasse en explication avec lui: je lui dis donc de se tranquilliser, de dormir aussi bien que je le ferois cette nuit, et que je le paierois demain matin.

Je ne me serois pas soucié, Monsieur, de vous voir une vingtaine de filles… Et je n'ai jamais songé, moi, à en avoir une seule, lui dis-je en l'interrompant… Pourvu, ajouta-t-il, que c'eût été le matin… Est-ce que la différence des momens du jour met, à Paris, de la différence dans le mal? Cela en fait beaucoup, Monsieur, par rapport à la décence… Je goûte une bonne distinction, et je ne pouvois pas me fâcher bien vivement contre cet homme… J'avoue, poursuivit-il, qu'il est nécessaire à un étranger d'avoir la commodité d'acheter des dentelles, de la broderie, des bas de soie… et ce n'est rien, quand une femme qui vend de tout cela vient avec une boîte de carton… cela passe… Oh? en ce cas votre conscience et la mienne sont à l'abri; car, sur ma foi, et elle en avoit une, mais je n'y ai pas regardé… Monsieur n'a donc rien acheté? dit-il. Rien du tout, dis-je. C'est que je vous recommanderois, Monsieur, une jeune fille qui vous vendra en conscience. A la bonne heure, mais il faut que je la voie ce soir… Il me fit une profonde révérence, et se retira sans répliquer.

Je vais triompher de cet homme, me dis-je; mais quel profit en tirerai-je? Je lui ferai voir que ce n'est qu'une ame vile. Et ensuite? ensuite!… J'étois trop près de moi, pour dire que c'étoit pour l'amour des autres… Je n'avois point de bonne réponse à me faire à cette question… Il y avoit plus de mauvaise humeur que de principe dans mon projet… et il me déplaisoit même avant de l'exécuter.

Une jeune grisette entra quelques minutes après, avec une boîte de dentelles… Elle vient bien inutilement, me dis-je, je n'acheterai certainement rien.

Elle vouloit me faire tout voir… Mais il étoit difficile de me montrer quelque chose qui me plût. Cependant elle ne faisoit pas semblant de s'apercevoir de mon indifférence. Son petit magasin étoit ouvert, et elle en étala toutes les dentelles à mes yeux, les déplia et les replia l'une après l'autre avec beaucoup de patience et de douceur… Il ne tenoit qu'à moi d'acheter ou de ne point acheter; elle me laissoit le tout pour le prix que je voudrois lui en donner. La pauvre créature sembloit avoir grande envie de gagner quelques sous, et fit tout ce qu'elle put pour vaincre mon obstination… Le jeu de ses grâces étoit cependant plus animé par un air naïf et caressant, que par l'art.

S'il n'y a pas dans l'homme un fond de complaisance et de bonté qui le rende dupe, tant pis. Mon cœur s'amollit, et ma dernière résolution se changea aussi facilement que la première… Pourquoi punir quelqu'un de la faute des autres? Si tu es tributaire de ce tyran d'hôte, me disois-je en fixant la jeune marchande, je plains ton sort.

Je n'aurois eu que quelques louis dans ma bourse, que je ne l'aurois pas renvoyée sans en dépenser trois… Je lui pris une paire de manchettes.

L'hôte va partager son profit avec elle… Qu'importe? je n'ai fait que payer, comme tant d'autres ont fait avant moi, pour une action qu'ils n'ont pu commettre, ou même en avoir l'idée.

L'ÉNIGME.
Paris.

La Fleur, en me servant au soupé, me dit que l'hôte étoit bien fâché de l'affront qu'il m'avoit fait en me disant de chercher un autre logement.

Un homme qui veut passer une nuit tranquille, ne se couche point avec de l'inimitié contre quelqu'un, quand il peut se réconcilier. Je dis donc à La Fleur de dire à l'hôte que j'étois fâché moi-même de lui avoir donné occasion de me faire ce mauvais compliment; vous pouvez même lui ajouter, si la jeune fille revenoit encore, que je ne veux plus la revoir.

Ce n'étoit pas à lui que je faisois ce sacrifice, c'étoit à moi-même… après l'avoir échappé aussi belle, je m'étois résolu de ne plus courir de risques, et de tâcher de quitter Paris, s'il étoit possible, avec le même fonds de vertu que j'y avois apporté.

Mais, Monsieur, La Fleur dit en me saluant jusqu'à terre, ce n'est pas suivre le ton… Monsieur changera sans doute de sentiment. Si par hasard il vouloit s'amuser… Je ne trouve point en cela d'amusement, lui dis-je en l'interrompant.

Mon Dieu! dit La Fleur en ôtant le couvert.

Il alla souper, et revint une heure après pour me coucher. Personne n'étoit plus attentif que lui, mais il étoit encore plus officieux qu'à l'ordinaire. Je voyois qu'il vouloit me dire ou me demander quelque chose, et qu'il n'osoit le faire. Je ne concevois pas ce que ce pouvoit être, et je ne me mis pas beaucoup en peine de le savoir. J'avois une autre énigme plus intéressante à deviner, c'étoit le manége de l'homme que j'avois vu demandant la charité. J'en aurois bien voulu connoître tous les ressorts, et ce n'est point la curiosité qui m'excitoit: c'est en général un principe de recherche si bas que je ne donnerois pas une obole pour la satisfaire… Mais un secret qui amollissoit si promptement et avec autant d'efficacité le cœur du beau sexe, étoit, à mon avis, un secret qui valoit la pierre philosophale. Si les deux Indes m'eussent appartenu, j'en aurois donné une pour le savoir.

Je le tournai et retournai inutilement toute la nuit dans ma tête. Mon esprit, le lendemain en m'éveillant, étoit aussi épuisé par mes rêves, que celui du roi de Babylone l'avoit été par ses songes. Je n'hésiterai pas d'affirmer que l'interprétation de cette énigme auroit embarrassé tous les savans de Paris, aussi bien que ceux de la Chaldée.

LE DIMANCHE.
Paris.

Cette nuit amena le dimanche. La Fleur, en m'apportant du café, du pain et du beurre, pour mon déjeûné, étoit si paré, que j'eus de la peine à le reconnoître.

En le prenant à Montreuil, je lui avois promis un chapeau neuf avec une ganse et un bouton d'argent, et quatre louis pour s'habiller à Paris; le bon garçon avoit, on ne peut mieux, employé son argent.

Il avoit acheté un fort bel habit d'écarlate, et la culotte de même… Cela n'avoit été porté que peu de temps… Je lui sus mauvais gré de me dire qu'il avoit fait cette emplette à la friperie… L'habillement étoit si frais, que, quoique je susse bien qu'il ne pouvoit pas être neuf, j'aurois souhaité pouvoir m'imaginer que je l'avois fait faire exprès pour lui, plutôt que d'être sorti de la friperie.

Mais c'est une délicatesse à laquelle on ne fait pas beaucoup d'attention à Paris.

La veste qu'il avoit achetée étoit de satin bleu, assez bien brodée en or, un peu usée, mais encore fort apparente; le bleu n'étoit pas trop foncé, et cela s'assortissoit très-bien avec l'habit et la culotte. Outre cela il avoit su tirer encore de cette somme une bourse à cheveux neuve et un solitaire; et il avoit tant insisté auprès du fripier, qu'il en avoit obtenu des jarretières d'or aux genouillères de sa culotte. Il avoit acheté de sa propre monnoie des manchettes brodées qui coûtoient quatre francs, et une paire de bas de soie blancs cinq francs. Mais par-dessus tout, la nature lui avoit donné une belle figure qui ne lui coûtoit pas un sou.

C'est ainsi qu'il entra dans ma chambre, ses cheveux frisés dans le dernier goût, et avec un gros bouquet à la boutonnière de son habit. Il y avoit dans tout son maintien un air de gaieté et de propreté, qui me rappela que c'étoit Dimanche. Je conjecturai aussitôt, en combinant ces deux choses, que ce qu'il avoit à me dire le soir, étoit de me demander la permission de passer ce jour-là comme on le passe à Paris. J'y avois à peine pensé, que d'un air timide, mêlé cependant d'une sorte de confiance que je ne le refuserois pas, il me pria de lui accorder la journée, en ajoutant ingénument que c'étoit pour faire le galant vis-à-vis de sa maîtresse.

Moi, j'avois précisément à le faire vis-à-vis de madame de R… J'avois retenu exprès mon carrosse de remise, et ma vanité n'auroit pas été peu flattée d'avoir un domestique aussi élégant derrière ma voiture… J'avois de la peine à me résoudre à me passer de lui dans cette occasion.

Mais il ne faut pas raisonner dans ces petits embarras, il faut sentir. Les domestiques sacrifient leur liberté dans le contrat qu'ils font avec nous; mais ils ne sacrifient pas la nature. Ils sont de chair et de sang, et ils ont leur vanité, leurs souhaits, aussi bien que leurs maîtres… Ils ont mis à prix leur abnégation d'eux-mêmes, si je peux me servir de cette expression; cependant leurs attentes sont quelquefois si déraisonnables, que si leur état ne me donnoit pas le moyen de les mortifier, je voudrois souvent les en frustrer… Mais quand je réfléchis qu'ils peuvent me dire:

Je le sais bien… je sais que je suis votre domestique… Je sens alors que je suis désarmé de tout le pouvoir d'un maître.

La Fleur, tu peux exaler, lui dis-je…

Mais quelle espèce de maîtresse as-tu faite depuis si peu de temps que tu es à Paris?… Et La Fleur, en mettant la main sur sa poitrine, me dit que c'étoit une demoiselle qu'il avoit vue chez M. le comte de B… La Fleur avoit un cœur fait pour la société, à dire vrai, il en laissoit échapper, de manière ou d'autre, aussi peu d'occasion que son maître… Mais comment celle-ci vint-elle? Dieu le sait. Tout ce qu'il m'en dit, c'est que pendant que j'étois chez le comte, il avoit fait connoissance avec la demoiselle au bas de l'escalier. Le comte m'avoit accordé sa protection, et La Fleur avoit su se mettre dans les bonnes grâces de la demoiselle. Elle devoit venir ce jour-là à Paris avec deux ou trois autres personnes de la maison de M. le comte, et il avoit fait la partie de passer la journée avec eux sur les boulevards.

Gens heureux! qui une fois la semaine au moins, mettez de côté vos embarras et vos soucis, et qui, en chantant et dansant, éloignez gaiement de vous un fardeau de peines et de chagrins qui accable les autres nations!

LE FRAGMENT.
Paris.

La Fleur, sans y songer plus que moi, m'avoit laissé de quoi m'amuser tout le jour.

Il m'avoit apporté le beurre sur une feuille de figuier. Il faisoit chaud, et il avoit demandé une mauvaise feuille de papier pour mettre entre sa main et la feuille de figuier. Cela tenoit lieu d'une assiette, et je lui dis de mettre le tout sur la table comme c'étoit. Le congé que je lui avois donné, m'avoit déterminé à ne point sortir. Je lui dis d'avertir le traiteur que je dînerois à l'hôtel, et de me laisser déjeûner.

Lorsque j'eus fini, je jetai la feuille de figuier par la fenêtre. J'en allois faire autant de la feuille de papier; mais elle étoit imprimée. J'y jetai les yeux. J'en lus une ligne, puis une autre, puis une troisième; cela excita ma curiosité. Je fermai la fenêtre, j'en approchai un fauteuil, et me mis à lire.

C'étoit du vieux françois, qui paroissoit être du temps de Rabelais; c'étoit peut-être lui qui en étoit l'auteur. Le caractère en étoit gothique, et si effacé par l'humidité et par l'injure du temps, que j'eus bien de la peine à le déchiffrer… J'en abandonnai même la lecture, et j'écrivis une lettre à mon ami Eugène… Mais je repris le chiffon. Impatienté de nouveau, je t'écrivis aussi, ma chère Eliza, pour me calmer; mais irrité par la difficulté de débrouiller le maudit papier, je le repris encore, et cette difficulté que j'éprouvois à le comprendre n'en faisoit qu'augmenter le désir.

Le dîner vint. Je réveillai mes esprits par une bouteille de vin de Bourgogne, et je repris ma tâche. Enfin, après deux ou trois heures d'une application presqu'aussi profonde que jamais Gruter ou Spon en mirent pour pénétrer le sens d'une inscription absurde, je crus m'apercevoir que je comprenois ce que je lisois… Mais pour m'en assurer davantage, je m'imaginai qu'il n'y avoit pas de meilleur moyen que de le traduire en anglois, pour voir la figure que cela feroit… Je m'en occupai à loisir comme un homme qui écrit des maximes; tantôt en faisant quelques tours dans ma chambre, tantôt en me mettant à la fenêtre; puis je reprenois ma plume. A neuf heures du soir, j'eus enfin achevé mon travail. Alors je me mis à lire ce qui suit.

LE FRAGMENT.
Paris.

Or, comme la femme du notaire disputoit sur ce point un peu trop vivement avec le notaire, je voudrois, dit le notaire en mettant bas son parchemin, qu'il y eût ici un autre notaire pour prendre acte de tout ceci.

Que feriez-vous alors? dit-elle en se levant précipitamment… La femme du notaire étoit une petite femme vaine et colérique… Et le notaire, pour éviter un ouragan, jugea à propos de répondre avec douceur… J'irais, dit-il, au lit… Vous pouvez aller au diable, dit la femme du notaire.

Or, il n'y avoit qu'un lit dans tout l'appartement, parce que ce n'est pas la mode à Paris d'avoir plusieurs chambres qui en soient garnies; et le notaire, qui ne se soucioit pas de coucher avec une femme qui venoit de l'envoyer au diable, prit son chapeau, sa canne, son manteau, et sortit de la maison. La nuit étoit pluvieuse, et venteuse, et il marchoit mal à son aise vers le Pont-Neuf.

De tous les ponts qui ont jamais été faits, ceux qui ont passé sur le Pont-Neuf doivent avouer que c'est le pont le plus beau, le plus noble, le plus magnifique, le mieux éclairé, le plus long, le plus large qui ait jamais joint deux côtés de rivière sur la surface du globe.

A ce trait, on diroit que l'auteur du fragment n'étoit pas françois.

Le seul reproche que les théologiens, les docteurs de Sorbonne et tous les casuistes fassent à ce pont, c'est que, s'il fait du vent à Paris, il n'y a point d'endroit où l'on blasphême plus souvent la nature à l'occasion de ce météore… et cela est vrai, mes bons amis: il y souffle si vigoureusement, il vous y houspille avec des bouffées si subites et si fortes, que de cinquante personnes qui le passent, il n'y en a pas une qui ne coure le risque de se voir enlever ou de montrer quelque chose.

Le pauvre notaire, qui avoit à garantir son chapeau d'accident, appuya dessus le bout de sa canne: mais comme il passoit en ce moment auprès de la sentinelle, le bout de sa canne, en la levant, attrapa la corne du chapeau de la sentinelle, et le vent, qui n'avoit presque plus rien à faire, emporta le chapeau dans la rivière.

C'est un coup de vent, dit en l'attrapant, un bachoteur qui se trouvoit là.

La sentinelle étoit un gascon. Il devint furieux, releva sa moustache, et mit son arquebuse en joue.

Dans ce temps-là on ne faisoit partir les arquebuses que par le secours d'une mèche. Le vent, qui fait des choses bien plus étranges, avoit éteint la lanterne de papier d'une vieille femme, et la vieille femme avoit emprunté la mèche de la sentinelle pour la rallumer… Cela donna le temps au sang du gascon de se refroidir, et de faire tourner l'aventure plus avantageusement pour lui… Il courut après le notaire, et se saisit de son castor. C'est un coup de vent, dit-il, pour rendre sa capture aussi légitime que celle du bachoteur.

Le pauvre notaire passa le pont sans rien dire; mais arrivé dans la rue Dauphine, il se mit à déplorer son sort.

Que je suis malheureux! disoit-il. Serai-je donc toute ma vie le jouet des orages, des tempêtes et du vent? Etois-je né pour entendre toutes les injures, les imprécations qu'on vomit sans cesse contre mes confrères et contre moi? Ma destinée étoit-elle donc de me voir forcé par les foudres de l'église à contracter un mariage avec une femme qui est pire qu'une furie? d'être chassé de chez moi par des vents domestiques, et dépouillé de mon castor par ceux du pont? Me voilà tête nue, et à la merci des bourrasques d'une nuit pluvieuse et orageuse, et du flux et reflux des accidens qui l'accompagnent. Où aller? où passer la nuit? quel vent, au moins, dans les trente-deux points du compas, poussera chez moi les pratiques de mes confrères?

Le notaire se plaignoit ainsi, lorsqu'il entendit, du fond d'une allée obscure, une voix qui crioit à quelqu'un d'aller chercher le notaire le plus proche… Or, le notaire qui étoit là se crut le notaire désigné… Il entra dans l'allée, et s'y enfonça jusqu'à ce qu'il trouva une petite porte ouverte. Là, il entra dans une grande salle, et une vieille servante l'introduisit dans une chambre encore plus grande, où il y avoit pour tous meubles une longue pertuisane, une cuirasse, une vieille épée rouillée et une bandoulière, qui étoient suspendues à des clous à quatre endroits différens le long du mur.

Un vieux personnage, autrefois gentilhomme, et qui l'étoit encore, en supposant que l'adversité et la misère ne flétrissent pas la noblesse, étoit couché dans un lit à moitié entouré de rideaux, la tête appuyée sur sa main en guise de chevet… Il y avoit une petite table tout auprès du lit, et sur la petite table, une chandelle qui éclairoit tout l'appartement. On avoit placé la seule chaise qu'il y eût près de la table, et le notaire s'y assit. Il tira de sa poche une écritoire et une feuille ou deux de papier qu'il mit sur la table… Il exprima du coton de son cornet un peu d'encre avec sa plume, et, la tête baissée au-dessus de son papier, il attendoit, d'une oreille attentive, que le gentilhomme lui dictât son testament.

Hélas! M. le notaire, dit le gentilhomme, je n'ai rien à donner qui puisse seulement payer les frais de mon testament, si ce n'est mon histoire… Et je vous avoue que je ne mourrois pas tranquillement, si je ne l'avois léguée au public… Je vous lègue à vous, qui allez l'écrire, les profits qui pourront vous en revenir… C'est une histoire si extraordinaire, que tout le genre humain la lira avec avidité. Elle fera la fortune de votre maison… Le notaire, dont l'encre étoit séchée, en puisa encore comme il put. Puissant directeur de tous les événemens de ma vie! s'écria le vieux gentilhomme en levant les yeux et les mains vers le ciel; ô toi dont la main m'a conduit, à travers ce labyrinthe d'aventures étranges, jusqu'à cette scène de désolation, aide la mémoire fautive d'un homme infirme et affligé… dirige ma langue par l'esprit de la vérité éternelle, et que cet étranger n'écrive rien qui ne soit déjà écrit dans ce LIVRE invisible qui doit me condamner ou m'absoudre! Le notaire éleva sa plume entre ses yeux et la chandelle pour voir si rien ne s'opposeroit à la netteté de son écriture.

Cette histoire, M. le notaire, ajouta le moribond, réveillera toutes les sensations de la nature… Elle affligera les cœurs humains. Les ames les plus dures, les plus cruelles, en seront émues de compassion.

Le notaire brûloit d'impatience de la commencer; il reprit de l'encre pour la troisième fois, et le moribond, en se tournant de son côté, lui dit: Ecrivez, monsieur le notaire, et le notaire écrivit ce qui suit.

Où est le reste, dis-je à La Fleur qui entra dans ce moment dans ma chambre?

LE FRAGMENT ET LE BOUQUET.
Paris.

Le reste! Monsieur, dit-il, quand je lui eus dit ce qui me manquoit. Il n'y en avoit que deux feuilles, celle-ci, et une autre dont j'ai enveloppé les tiges du bouquet que j'avois, et que j'ai donné à la demoiselle que j'ai été trouver sur le boulevard… Je t'en prie, La Fleur, retourne la voir, et demande-lui l'autre feuille, si par hasard elle l'a conservée. Elle l'aura sans doute, dit-il; et il part en volant.

Il ne fut que quelques instans à revenir. Il étoit essoufflé, et plus triste que s'il eût perdu la chose la plus précieuse… Juste ciel! me dit-il, Monsieur, il n'y a qu'un quart-d'heure que je lui ai fait le plus tendre adieu; et la volage, en ce peu de temps, a donné le gage de ma tendresse à un valet-de-pied du comte… J'ai été le lui demander; il l'avoit donné lui-même à une jeune lingère du coin; et celle-ci en a fait présent à un joueur de violon, qui l'a emporté je ne sais où… et la feuille de papier avec? Oui, Monsieur… nos malheurs étoient enveloppés dans la même aventure… Je soupirai; et La Fleur soupira, mais un peu plus haut.

Quelle perfidie! s'écrioit La Fleur. Cela est malheureux, disoit son maître.

Cela ne m'auroit pas fait de peine, disoit La Fleur, si elle l'avoit perdu. Ni à moi, La Fleur, si je l'avois trouvé.

L'on verra par la suite si j'ai retrouvé cette feuille… ou point.

L'ACTE DE CHARITÉ.
Paris.

Un homme qui craint d'entrer dans un passage obscur, peut être un très-galant homme, et propre à faire mille choses; mais il lui est impossible de faire un bon voyageur sentimental. Je fais peu de cas de ce qui se passe au grand jour et dans les grandes rues. La nature est retenue et n'aime pas à agir devant les spectateurs. Mais on voit quelquefois, dans un coin retiré, de courtes scènes qui valent mieux que tous les sentimens d'une douzaine de tragédies du théâtre françois réunies… Elles sont cependant bien bonnes… Elles sont aussi utiles aux prédicateurs qu'aux rois, aux héros, aux guerriers; et quand je veux faire quelque sermon plus brillant qu'à l'ordinaire, je les lis, et j'y trouve un fonds inépuisable de matériaux. La Cappadoce, le Pont, l'Asie, la Phrygie, la Pamphilie, le Mexique, me fournissent des textes aussi bons qu'aucun de la bible.

Il y a un passage fort long et fort obscur qui va de l'opéra-comique à une rue fort étroite. Il est fréquenté par ceux qui attendent humblement l'arrivée d'un fiacre, ou qui veulent se retirer tranquillement à pied quand le spectacle est fini. Le bout de ce passage, vers la salle, est éclairé par un lampion, dont la lumière foible se perd avant qu'on arrive à l'autre bout. Ce lumignon est peu utile, mais il sert d'ornement. Il est de loin comme une étoile fixe de la moindre grandeur… Elle brûle, et ne fait aucun bien à l'univers.

En m'en retournant le long de ce passage, j'aperçus, à cinq ou six pas de la porte, deux dames qui se tenoient par le bras, et qui avoient l'air d'attendre une voiture: comme elles étoient le plus près de la porte, je pensai qu'elles avoient un droit de priorité. Je me tapis donc le long du mur, presque à côté d'elles, et m'y tins tranquillement… J'étois en noir, et à peine pouvoit-on distinguer qu'il y eût là quelqu'un.

La dame dont j'étois le plus proche, étoit grande, maigre, et d'environ trente-six ans; l'autre, aussi grande, aussi maigre, avoit environ quarante ans. Elles n'avoient rien qui dénotât qu'elles fussent femmes ou veuves. Elles sembloient être deux sœurs, vraies vestales, aussi peu accoutumées au doux langage des amans qu'à leurs tendres caresses… J'aurois bien souhaité de les rendre heureuses… Mais le bonheur, ce soir, étoit destiné à leur venir d'une autre main.

Une voix basse avec une bonne tournure d'expression, terminée par une douce cadence, se fit entendre, et leur demanda, pour l'amour de Dieu, une pièce de douze sous entr'elles deux… Il me parut singulier d'entendre un mendiant fixer le contingent d'une aumône, et surtout de le fixer à douze fois plus haut qu'on ne donne ordinairement dans l'obscurité… Les dames en parurent tout aussi surprises que moi. Douze sous! dit l'une; une pièce de douze sous! dit l'autre; et point de réponse.

Je ne sais, Mesdames, dit le pauvre, comment demander moins à des personnes de votre rang, et il leur fit une profonde révérence.

Passez, passez, dirent-elles, nous n'avons point d'argent.

Il garda le silence pendant une minute ou deux, et renouvela sa prière.

Ne fermez pas vos oreilles, mes belles dames, dit-il, à mes accens. Mais, mon bon homme, dit la plus jeune, nous n'avons point de monnoie… Que Dieu vous bénisse donc, dit-il, et multiplie envers vous ses faveurs!… L'aînée mit la main dans sa poche… Voyons donc, dit-elle, si je trouverai un sou marqué… Un sou marqué! Ah! donnez la pièce de douze sous, dit l'homme; la nature a été libérale à votre égard, soyez-le envers un malheureux qu'elle semble avoir abandonné.

Volontiers, dit la plus jeune, si j'en avois.

Beauté compatissante, dit-il en s'adressant à la plus âgée, il n'y a que votre bonté, votre bienfaisance, qui donnent à vos yeux un éclat si doux, si brillant… et c'est ce qui faisoit dire tout à l'heure au marquis de Santerre et à son frère, en passant, des choses si agréables de vous deux.

Les deux dames parurent très-affectées; et toutes deux à-la-fois, comme par impulsion, mirent la main dans leur poche, et en tirèrent chacune une pièce de douze sous.

La contestation entr'elles et le suppliant finit; il n'y en eut plus qu'entr'elles, pour savoir qui donneroit la pièce de douze sous; pour finir la dispute, chacune d'elles la donna; et l'homme se retira.

L'ÉNIGME EXPLIQUÉE.
Paris.

Je courus vîte après lui, et je fus tout étonné de voir le même homme que j'avois vu devant l'hôtel de Modène, et qui m'avoit jeté l'esprit dans un si grand embarras… Je découvris tout d'un coup son secret, ou au moins ce qui en faisoit la base: c'étoit la flatterie.

Parfum délicieux! quel rafraîchissement ne donnes-tu pas à la nature! Comme tu remues toutes ses puissances et toutes ses foiblesses! Avec quelle douceur tu pénètres dans le sang, et tu l'aides à franchir les passages les plus difficiles qu'il rencontre dans sa route pour aller au cœur!

L'homme, en ce moment, n'étoit pas gêné par le temps, et il prodigua à ces dames ce qu'il étoit forcé d'épargner dans d'autres circonstances. Il est sûr qu'il savoit se réduire à moins de paroles dans les cas pressés, tels que ceux qui arrivoient dans la rue; mais comment faisoit-il?… L'inquiétude de le savoir ne me tourmente pas. C'est assez pour moi de savoir qu'il gagna deux pièces de douze sous… Que ceux qui ont fait une fortune plus considérable par la flatterie expliquent le reste; ils y réussiront mieux que moi.

PARIS.

Nous nous avançons moins dans le monde en rendant des services qu'en en recevant. Nous prenons le rejeton fané d'un œillet, nous le plantons, et nous l'arrosons parce que nous l'avons planté.

M. le comte de B… qui m'avoit été si utile pour mon passe-port, me le fut encore… Il étoit venu à Paris, et devoit y rester quelques jours… Il s'empressa de me présenter à quelques personnes de qualité qui devoient me présenter à d'autres, et ainsi de suite.

Je venois de découvrir, assez à temps, le secret que je voulois approfondir pour tirer parti de ces honneurs et les mettre à profit. Sans cela, je n'aurois dîné ou soupé qu'une seule fois à la ronde chez toutes ces personnes, comme cela se pratique ordinairement; et en traduisant, selon ma coutume, les figures et les attitudes françoises en anglois, j'aurois vu à chaque fois que j'avois pris le couvert de quelqu'un qui auroit été plus agréable à la compagnie que moi. L'effet tout naturel de ma conduite eût été de résigner toutes mes places l'une après l'autre, uniquement parce que je n'aurois pas su les conserver… Mon secret opéra si bien, que les choses n'allèrent pas mal.

Je fus introduit chez le vieux marquis de … Il s'étoit signalé autrefois par une foule de faits de chevalerie dans la cour de Cythère, et il conservoit encore l'idée de ses jeux et de ses tournois… Mais il auroit voulu faire croire que les choses étoient encore ailleurs que dans sa tête. Je veux, disoit-il, faire un tour en Angleterre; et il s'informoit beaucoup des dames angloises… Croyez-moi, lui dis-je, M. le marquis, restez où vous êtes. Les seigneurs anglois ont beaucoup de peine à obtenir de nos dames un seul coup-d'œil favorable; et le vieux marquis m'invita à souper.

M. P…, fermier-général, me fit une foule de questions sur nos taxes… J'entends dire, me dit-il, qu'elles sont considérables. Oui, lui dis-je en lui faisant une profonde révérence; mais vous devriez nous donner le secret de les recueillir.

Il me pria à souper dans sa petite maison.

On avoit dit à madame de Q… que j'étois un homme d'esprit… Madame de Q… étoit elle-même une femme d'esprit; elle brûloit d'impatience de me voir et de m'entendre parler… Je ne fus pas plutôt assis, que je m'aperçus que la moindre de ses inquiétudes étoit de savoir que j'eusse de l'esprit ou non… Il me sembla qu'on ne m'avoit laissé entrer que pour que je susse qu'elle en avoit… Je prends le ciel à témoin que je ne desserrai pas une fois les lèvres.

Madame de Q… assuroit à tout le monde qu'elle n'avoit jamais eu avec qui que ce soit une conversation plus instructive que celle qu'elle avoit eue avec moi.

Il y a trois époques dans l'empire d'une dame d'un certain ton en France… Elle est coquette, puis déiste… et enfin dévote. L'empire subsiste toujours, elle ne fait que changer de sujets. Les esclaves de l'amour se sont-ils envolés à l'apparition de sa trente-cinquième année, ceux de l'incrédulité leur succèdent, viennent ensuite ceux de l'église.

Madame de V… chanceloit entre les deux époques; ses roses commençoient à se faner, et il y avoit cinq ans au moins, quand je lui rendis ma première visite, qu'elle devoit pencher vers le déisme.

Elle me fit placer sur le sofa où elle étoit, afin de parler plus commodément et de plus près sur la religion; nous n'avions pas causé quatre minutes, qu'elle me dit: pour moi je ne crois à rien du tout.

Il se peut, Madame, que ce soit votre principe; mais je suis sûr qu'il n'est pas de votre intérêt de détruire des ouvrages extérieurs aussi puissans. Une citadelle ne résiste guères quand elle en est privée… Rien n'est si dangereux pour une beauté, que d'être déiste… et je dois cette dette à mon credo, de ne pas vous le cacher. Hé! bon Dieu, Madame, quels ne sont pas vos périls! il n'y a que quatre ou cinq minutes que je suis auprès de vous… et j'ai déjà formé des desseins: qui sait si je n'aurois pas tenté de les suivre, si je n'avois été persuadé que les sentimens de votre religion seroient un obstacle à leur succès?

Nous ne sommes pas des diamans, lui dis-je en lui prenant la main; il nous faut des contraintes jusqu'à ce que l'âge s'appesantisse sur nous et nous le donne… Mais, ma belle dame, ajoutai-je en lui baisant la main que je tenois… il est encore trop tôt. Le temps n'est pas encore venu.

Je peux le dire… Je passai dans tout Paris pour avoir converti madame de V… Elle rencontra D… et l'abbé M… et leur assura que je lui en avois plus dit en quatre minutes en faveur de la religion révélée, qu'ils n'en avoient écrit contre elle dans toute leur Encyclopédie… Je fus enregistré sur-le-champ dans la coterie de madame de V… qui différa de deux ans l'époque déjà commencée de son déisme.

Je me souviens que j'étois chez elle un jour; je tâchois de démontrer au cercle qui s'y étoit formé, la nécessité d'une première cause… J'étois dans le fort de mes preuves, et tout le monde y étoit attentif, lorsque le jeune comte de F… me prit mystérieusement par la main… Il m'attira dans le coin le plus reculé du sallon, et me dit tout bas: vous n'y avez pas pris garde… votre solitaire est attaché trop serré… il faut qu'il badine… voyez le mien… Je ne vous en dis pas davantage: un mot, M. Yorick, suffit au sage.

Et un mot qui vient du sage suffit, M. le comte, répliquai-je en le saluant.

M. le comte m'embrassa avec plus d'ardeur que je ne l'avois jamais été.

Je fus ainsi de l'opinion de tout le monde pendant trois semaines. Parbleu! disoit-on, ce M. Yorick a, ma foi, autant d'esprit que nous… Il raisonne à merveille, disoit un autre. On ne peut être de meilleure compagnie, ajoutoit un troisième. J'aurois pu, à ce prix, manger dans toutes les maisons de Paris, et passer ainsi ma vie au milieu du beau monde… Mais quel métier! j'en rougissois. C'étoit jouer le rôle de l'esclave le plus vil; tout sentiment d'honneur se révoltoit contre ce genre de vie… Plus les sociétés dans lesquelles je me trouvois étoient élevées, et plus je me trouvois forcé de faire usage du secret que j'avois appris dans le cul-de-sac de l'opéra comique… Plus la coterie avoit de réputation, et plus elle étoit fréquentée par les enfans de l'art… et je languissois après les enfans de la nature. Une nuit que je m'étois vilement prostitué à une demi-douzaine de personnes du plus haut parage, je me trouvai incommodé… J'allai me coucher. Je dis le lendemain de grand matin à La Fleur d'aller chercher des chevaux de poste, et je partis pour l'Italie.

MOULINS.
Marie.

Jamais, jusqu'à présent, je n'ai senti l'embarras des richesses.—Voyager à travers le Bourbonnois, le pays le plus riant de la France, dans les beaux jours de la vendange, dans ce moment où la nature reconnoissante verse ses trésors avec profusion, et où tous les yeux sont rayonnans de joie.—Ne pas faire un pas sans entendre la musique appeler à l'ouvrage les heureux enfans du travail, qui portent en folatrant leurs grappes au pressoir.—Rencontrer à chaque instant des groupes qui présentent mille variétés aimables.—Se sentir l'ame dilatée par les émotions les plus délicieuses.—Juste ciel! voilà de quoi faire vingt volumes!

Mais hélas! il ne me reste plus que quelques pages à remplir, et je dois en consacrer la moitié à la pauvre Marie, que mon ami M. Shandy rencontra près de Moulins.

J'avois lu avec attendrissement l'histoire qu'il nous a donnée de cette fille infortunée à qui le malheur avoit fait perdre la raison. Me trouvant dans les environs du pays qu'elle habitoit, elle me revint tellement à l'esprit, que je ne pus résister à la tentation de me détourner d'une demi-lieue, pour aller au village où demeuroient ses parens demander de ses nouvelles.

C'étoit aller, je l'avoue, comme le chevalier de la Triste-Figure, à la recherche des aventures fâcheuses.—Mais, je ne sais comment cela se fait, je ne suis jamais plus convaincu qu'il existe dans moi une ame que quand j'en rencontre.

La vieille mère vint à la porte. Ses yeux m'avoient conté toute l'histoire avant qu'elle eût ouvert la bouche.—Elle avoit perdu son mari, enterré depuis un mois. Le malheur arrivé à sa fille avoit coûté la vie à ce bon père, et j'avois craint d'abord, ajouta la bonne femme, que ce coup n'achevât de déranger la tête de ma pauvre Marie; mais, au contraire, elle lui est un peu revenue depuis. Cependant il lui est impossible de rester en repos; et, dans ce moment, elle est à errer quelque part dans les environs de la route.

Pourquoi mon pouls bat-il si foiblement, que je le sens à peine, pendant que je trace ces lignes? Pourquoi La Fleur, garçon qui ne respire que la joie, passa-t-il deux fois la main sur ses yeux pour les essuyer? Pendant que la vieille nous faisoit ce récit, j'ordonnai au postillon de reprendre la grande route.

Arrivé à une demi-lieue de Moulins, et à l'entrée d'un petit sentier qui conduisoit à un petit bois, j'aperçus la pauvre Marie assise sous un peuplier; elle avoit le coude appuyé sur ses genoux et la tête penchée sur sa main: un petit ruisseau couloit au pied de l'arbre.

Je dis au postillon de s'en aller avec la chaise à Moulins, et à La Fleur de faire préparer le souper;—que j'allois le suivre.

Elle étoit habillée de blanc, et à-peu-près comme mon ami me l'avoit dépeinte, excepté que ses cheveux, qui étoient retenus par un réseau de soie, quand il la vit, étoient alors épars et flottans. Elle avoit aussi ajouté à son corset un ruban d'un verd pâle, qui passoit par-dessus son épaule et descendoit jusqu'à sa ceinture, et son chalumeau y étoit suspendu.—Sa chèvre lui avoit été infidelle comme son amant; elle l'avoit remplacée par un petit chien qu'elle tenoit en laisse avec une petite corde attachée à son bras. Je regardai son chien; elle le tira vers elle, en disant: «toi, Sylvie, tu ne me quitteras pas». Je fixai les yeux de Marie, et je vis qu'elle pensoit à son père, plus qu'à son amant, ou à sa petite chèvre; car en proférant ces paroles, des larmes couloient le long de ses joues.

Je m'assis à côté d'elle, et Marie me laissa essuyer ses pleurs avec mon mouchoir;—j'essuyois ensuite les miens;—puis encore les siens; puis encore les miens, et j'éprouvois des émotions qu'il me seroit impossible de décrire, et qui, j'en suis bien sûr, ne provenoient d'aucune combinaison de la matière et du mouvement.

Oh! je suis certain que j'ai une ame. Les matérialistes et tous les livres dont ils ont infecté le monde, ne me convaincront jamais du contraire.

MARIE.

Quand Marie fut un peu revenue à elle, je lui demandai si elle se souvenoit d'un homme pâle et maigre qui s'étoit assis entre elle et sa chèvre, il y avoit deux ans. Elle me répondit que dans ce temps-là elle avoit l'esprit dérangé; mais qu'elle s'en rappeloit très-bien, à cause de deux circonstances qui l'avoient frappée; l'une, que quoiqu'elle fût très-mal, elle s'étoit bien aperçue que ce Monsieur avoit pitié de son état; l'autre, parce que sa chèvre lui avoit pris son mouchoir, et qu'elle l'avoit battue pour cela.—Elle l'avoit lavé dans le ruisseau, et depuis elle le gardoit dans sa poche pour le lui rendre, si jamais elle le revoyoit.—Il me l'avoit à moitié promis, ajouta-t-elle. En parlant ainsi, elle tira le mouchoir de sa poche pour me le montrer; il étoit enveloppé proprement dans deux feuilles de vigne et lié avec des brins d'osier; elle le déploya, et je vis qu'il étoit marqué d'une S à l'un des coins.

Elle me raconta qu'elle avoit été depuis ce temps-là à Rome, qu'elle avoit fait une fois le tour de l'église de Saint Pierre… qu'elle avoit trouvé son chemin toute seule à travers de l'Apennin; qu'elle avoit traversé toute la Lombardie sans argent… et les chemins pierreux de la Savoie sans souliers. Elle ne se souvenoit point de la manière dont elle avoit été nourrie, ni comment elle avoit pu supporter tant de fatigue; mais Dieu, dit-elle, tempère le vent en faveur de l'agneau nouvellement tondu.

Et tondu au vif! lui dis-je… Ah! si tu étois dans mon pays, où j'ai un petit hameau, je t'y mènerois, je te mettrois à l'abri des accidens… Tu mangerois de mon pain, tu boirois dans ma coupe, j'aurois soin de Silvio… Quand, tes accès te reprenant, tu te remettrois à errer, je te chercherois et te ramenerois… Je dirois mes prières quand le soleil se coucheroit… et, mes prières faites, tu jouerois ton chant du soir sur ton chalumeau… L'encens de mon sacrifice seroit plus agréable au ciel, quand il seroit accompagné de celui d'un cœur brisé par la douleur.

Je sentois la nature fondre en moi, en disant tout cela; et Marie, voyant que je prenois mon mouchoir, déjà trop mouillé pour m'en servir, voulut le laver dans le ruisseau… mais où le ferois-tu sécher, ma chère enfant? Dans mon sein, dit-elle, cela me fera du bien.

Est-ce que ton cœur ressent encore des feux, ma chère Marie?

Je touchois là une corde sur laquelle étoient tendus tous ses maux. Elle me fixa quelques momens avec des yeux en désordre, puis, sans rien dire, elle prit son chalumeau, et joua une hymne à la Vierge… La vibration de la corde que j'avois touchée, cessa… Marie revint à elle, laissa tomber son chalumeau, et se leva.

Où vas-tu, ma chère Marie? lui dis-je. Elle me dit qu'elle alloit à Moulins. Hé bien! allons ensemble. Elle me prit le bras, et allongea la corde pour laisser à son chien la facilité de nous suivre avec plus de liberté. Nous arrivâmes ainsi à Moulins.

MARIE.
Moulins.

Quoique je n'aime point les salutations en public, cependant, lorsque nous fûmes au milieu de la place, je m'arrêtai pour faire mon dernier adieu à Marie.

Marie n'étoit pas grande, mais elle étoit bien faite. L'affliction avoit donné à sa physionomie quelque chose de céleste. Elle avoit les traits délicats, et tout ce que le cœur peut désirer dans une femme… Ah! si elle pouvoit recouvrer son bon sens, et si les traits d'Eliza pouvoient s'effacer de mon esprit, non-seulement Marie mangeroit de mon pain et boiroit dans ma coupe… Je ferois plus, elle seroit reçue dans mon sein, elle seroit ma fille.

Adieu, fille infortunée; imbibe l'huile et le vin que la compassion d'un étranger verse en passant sur tes blessures… L'être qui deux fois a brisé ton cœur, peut seul le guérir pour toujours.

LE BOURBONNAIS.

Ces émotions si douces, ces rians tableaux que je m'étois promis en traversant cette belle partie de la France, pendant le temps des vendanges, s'étoient entièrement évanouis. Il ne m'en restoit plus rien… Mon cœur s'étoit fermé au sentiment du bonheur, depuis que j'avois posé le pied sur une terre d'affliction. Au milieu de toutes ces scènes d'une joie bruyante que je rencontrois à chaque instant, je voyois toujours Marie, dans le fond du tableau, assise et rêveuse sous son peuplier; j'étois déjà aux portes de Lyon, je la voyois encore.

Charmante sensibilité! source inépuisable de tout ce qu'il y a de précieux dans nos plaisirs et de doux dans nos afflictions! tu enchaînes ton martyr sur son lit de paille, ou tu l'élèves jusqu'au ciel. Source éternelle de nos sensations! c'est ta divinité qui me donne ces émotions… Non que, dans certains momens funestes et maladifs, mon ame s'abatte et s'effraie de la destruction… Ce ne sont que des paroles pompeuses… Mais parce que je sens en moi que cette destruction doit être suivie des plaisirs et des soins les plus doux. Tout vient de toi, grand Emanateur de ce monde! C'est toi qui amollis nos cœurs et nous rends compatissans aux maux d'autrui. C'est par toi que mon ami Eugène tire les rideaux de mon lit quand je suis languissant, qu'il écoute mes plaintes, et cherche à me consoler. Tu fais passer quelquefois cette douce compassion dans l'ame du pâtre grossier qui habite les montagnes les plus âpres: il s'attendrit quand il trouve égorgé un agneau du troupeau de son voisin… Je le vois dans ce moment, sa tête appuyée contre sa houlette, le contempler avec pitié… Ah! si j'étois arrivé un moment plus tôt, s'écrie-t-il… Le pauvre agneau perd tout son sang, il meurt, et le tendre cœur du berger en saigne.

Que la paix soit avec toi, généreux berger! Tu t'en vas tout affligé… mais le plaisir balancera ta douleur, car le bonheur entoure ton hameau… heureuse est celle qui le partage avec toi! heureux sont les agneaux qui bondissent autour de toi!

[Illustration]

LE SOUPER.

Un fer se détacha d'un pied de devant du cheval de brancard, en commençant la montée du mont Tarare; le postillon descendit et le mit dans sa poche. Comme la montée pouvoit avoir cinq ou six milles de longueur, et que ce cheval étoit notre unique ressource, j'insistai pour que nous rattachassions le fer aussi bien qu'il nous seroit possible; mais le postillon avoit jeté les clous, et sans eux, le marteau qui étoit dans la chaise ne pouvant pas nous servir, je consentis à continuer notre route.

A peine avions-nous fait cinq cens pas que, dans un chemin pierreux, cette pauvre bête perdit le fer de l'autre pied aussi de devant. Je descendis alors tout de bon de la chaise, et apercevant une maison à quelques portées de fusil, à gauche du chemin, j'obtins du postillon qu'il m'y suivroit. L'air de la maison et de tout ce qui l'entouroit ne me fit point regretter mon désastre. C'étoit une jolie ferme entourée d'un beau clos de vigne et de quelques arpens de bled. Il y avoit d'un côté un potager rempli de tout ce qui pouvoit entretenir l'abondance dans la maison d'un paysan, et de l'autre un petit bois qui pouvoit servir d'ornement et fournir le chauffage… Il étoit à-peu-près huit heures du soir lorsque j'y arrivai… Je laissai au postillon le soin de s'arranger, et j'entrai tout droit dans la maison.

La famille étoit composée d'un vieillard à cheveux blancs, de sa femme, de leurs fils, de leurs gendres, de leurs femmes et de leurs enfans.

Ils alloient se mettre à table pour manger leur soupe aux lentilles. Un gros pain de froment occupoit le milieu de la table, et une bouteille de vin à chaque bout, promettoit de la joie pendant le repas: c'étoit un festin d'amour et d'amitié.

Le vieillard se lève aussitôt pour venir à ma rencontre, et m'invite, avec une cordialité respectueuse, à me mettre à table. Mon cœur s'y étoit mis dès le moment que j'étois entré. Je m'assis tout de suite comme un des enfans de la famille; et pour en prendre plus tôt le caractère, j'empruntai, à l'instant même, le couteau du vieillard, et je coupai un gros morceau de pain. Tous les yeux, en me voyant faire, sembloient me dire que j'étois le bien venu, et qu'on me remercioit de ce que je n'avois pas paru en douter.

Etoit-ce cela, ou, dis-le moi, Nature, étoit-ce autre chose qui me faisoit paroître ce morceau si friand? A quelle magie étois-je redevable des délices que je goûtois en buvant un verre de vin de cette bouteille, et qui semble encore m'affecter le palais?

Le souper étoit de mon goût; les actions de grâces qui le suivirent en furent encore plus.

ACTIONS DE GRACES.

Le souper fini, le vieillard donne un coup sur la table avec le manche de son couteau. C'étoit le signal de se lever de table et de se préparer à danser. Dans l'instant, les femmes et les filles courent dans une chambre à côté pour arranger leurs cheveux, et les hommes et les garçons vont à la porte pour se laver le visage, et quitter leurs sabots pour prendre des souliers. En trois minutes, toute la troupe est prête à commencer le bal sur une petite esplanade de gazon qui étoit devant la cour. Le vieillard et sa femme sortent les derniers. Je les accompagne, et me place entr'eux sur un petit sofa de verdure près de la porte.

Le vieillard, dans sa jeunesse, avoit su jouer assez bien de la vielle, et il en jouoit encore passablement. La femme l'accompagnoit de la voix; et les enfans et les petits enfans dansoient… Je dansois moi-même, quoique assis…

Au milieu de la seconde danse, à quelques pauses dans les mouvemens où ils sembloient tous lever les yeux, je crus entrevoir que cette élévation étoit l'effet d'une autre cause que celle de la simple joie… Il me sembla, en un mot, que la religion étoit mêlée pour quelque chose dans la danse… Mais comme je ne l'avois jamais vue s'engager dans ce plaisir, je commençois à croire que c'étoit l'illusion d'une imagination qui me trompe continuellement, si, la danse finie, le vieillard ne m'eût dit: Monsieur, c'est-là ma coutume; dans toute ma vie, j'ai toujours eu pour règle, après souper, de faire sortir ma famille pour danser et se réjouir; bien sûr que le contentement et la gaîté de l'esprit sont les meilleures actions de graces qu'un homme comme moi, qui n'est point instruit, peut rendre au ciel.

Ce seroient peut-être même aussi les meilleures des plus savans prélats, lui dis-je.

LE CAS DE DÉLICATESSE.

Quand on est arrivé au sommet de la montagne de Tarare, on est bientôt à Lyon. Adieu alors à tous les mouvemens rapides! Il faut voyager avec précaution; mais il convient mieux aux sentimens de ne pas aller si vîte. Je fis marché avec un voiturier pour me conduire dans ma chaise aussi lentement qu'il voudroit à Turin par la Savoie.

Les Savoyards sont pauvres, mais patiens, tranquilles, et doués d'une grande probité. Chers villageois, ne craignez rien! le monde ne vous enviera pas votre pauvreté, trésor de vos simples vertus. Nature! parmi tous tes désordres, tu agis encore avec bonté lorsque tu agis avec parcimonie. Au milieu des grands ouvrages qui t'environnent, tu n'as laissé que peu ici pour la faulx et la faucille! mais ce peu est en sûreté; il est protégé par toi. Heureuses les demeures qui sont ainsi mises à l'abri de la cupidité et de l'envie!

Laissez d'ailleurs le voyageur fatigué se plaindre des détours et des dangers de vos routes, de vos rochers, de vos précipices, des difficultés de les gravir, des horreurs que l'on éprouve à les descendre, des montagnes impraticables et des cataractes qui roulent avec elles de grandes pierres qu'elles ont détachées de leur sommet, et qui barrent le chemin. Les habitans d'un village voisin avoient travaillé à mettre de côté un fragment de ce genre entre Saint-Michel et Madane; et avant que mon conducteur pût arriver à ce dernier endroit, il falloit plus de deux heures d'ouvrage pour en ouvrir le passage… Il n'y avoit point d'autre remède que d'attendre avec patience. La nuit étoit pluvieuse et orageuse. Cette raison et le délai causé par les mauvais chemins, obligèrent le voiturier d'arrêter à cinq mille de ses relais, dans une petite auberge près de la route.

Je pris aussitôt possession de ma chambre à coucher… L'air étoit devenu très-froid: je fis faire bon feu, et je donnai des ordres pour le souper… Je remerciois le ciel de ce que les choses n'étoient pas pires, lorsqu'une voiture, dans laquelle étoit une dame avec sa femme-de-chambre, arriva dans l'auberge.

Il n'y avoit pas d'autre chambre à coucher dans la maison que la mienne; l'hôtesse les y amena sans façon, en leur disant qu'il n'y avoit personne qu'un gentilhomme anglois… qu'il y avoit deux bons lits, et un cabinet à côté qui en contenoit un troisième… La manière dont elle parloit de ce troisième lit, n'en fit pas beaucoup l'éloge. Toutefois, dit-elle, il y a trois lits, et il n'y a que trois personnes; et elle osoit avancer que le monsieur feroit de son mieux pour arranger les choses. Je ne voulus pas laisser la dame un moment en suspens; je lui déclarai d'abord que je ferois toute chose en mon pouvoir.

Mais cela ne vouloit pas dire que je la rendrois la maîtresse absolue de ma chambre. Je m'en crus tellement le propriétaire, que je pris le droit d'en faire les honneurs. Je priai donc la dame de s'asseoir; je la plaçai dans le coin le plus chaud, je demandai du bois; je dis à l'hôtesse d'augmenter le souper, et de ne point oublier que je lui avois recommandé de donner le meilleur vin.

La dame ne fut pas cinq minutes auprès du feu, qu'elle jeta les yeux sur les lits. Plus elles les regardoit, et plus son inquiétude sembloit augmenter. J'en étois mortifié, et pour elle et pour moi; ses regards et le cas en lui-même m'embarrassèrent autant qu'il étoit possible que la dame le fût elle-même.

C'en étoit assez pour causer cet embarras, que les lits fussent dans la même chambre. Mais ce qui nous troubloit le plus, c'étoit leur position. Ils étoient parallèles et si proches l'un de l'autre, qu'il n'y avoit de place entre les deux que pour mettre une chaise… Ils n'étoient guères éloignés du feu. Le manteau de la cheminée d'un côté, qui avançoit fort avant dans la chambre, et une grosse poutre de l'autre, formoient une espèce d'alcove qui n'étoit point du tout favorable à la délicatesse de nos sensations… Si quelque chose pouvoit ajouter à notre perplexité, c'étoit que les deux lits étoient si étroits, qu'il n'y avoit pas moyen de songer à faire coucher la femme-de-chambre avec sa maîtresse. Si cela avoit été faisable, l'idée qu'il falloit que je couchasse auprès d'elle, auroit glissé plus aisément sur l'imagination.

Le cabinet nous offrit peu ou point de consolation: il étoit humide, froid; la fenêtre en étoit à moitié brisée; il n'y avoit point de vitres… le vent souffloit, et il étoit si violent, qu'il me fit tousser quand j'y entrai avec la dame pour le visiter. L'alternative où nous nous trouvâmes réduits, étoit donc fort embarrassante. La dame sacrifieroit-elle sa santé à sa délicatesse, en occupant le cabinet et en abandonnant le lit à sa femme-de-chambre, ou cette fille prendroit-elle le cabinet, etc. etc.?

La dame étoit une jeune piémontoise d'environ trente ans, dont le teint l'auroit disputé à l'éclat des roses. La femme-de-chambre étoit lyonnoise, vive, leste, et n'avoit pas plus de vingt ans. De toute manière il y avoit des difficultés… L'obstacle de la grosse pierre de roche qui barroit notre chemin, et qui fut cause de notre détresse, quelque grand qu'il parût, n'étoit qu'une bagatelle, en comparaison de ce qui nous embarrassoit en ce moment; ajoutez à cela que le poids qui accabloit nos esprits, n'étoit pas allégé par la délicatesse que nous avions de ne pas communiquer l'un à l'autre ce que nous sentions dans cette occasion.

Le souper vint, et nous nous mîmes à table. Je crois que si nous n'eussions pas eu de meilleur vin que celui qu'on nous donna, nos langues auroient été liées jusqu'à ce que la nécessité nous eût forcés de leur donner de la liberté… Mais la dame avoit heureusement quelques bouteilles de bon vin de Bourgogne dans sa voiture, et elle envoya sa femme-de-chambre en chercher deux. Le souper fini, et restés seuls, nous nous sentîmes inspirés d'une force d'esprit suffisante pour parler au moins sans réserve de notre situation; nous la retournâmes dans tous les sens; nous l'examinâmes sous tous les points de vue. Enfin, après deux heures de négociations et de débats, nous convînmes de nos articles, que nous stipulâmes en forme d'un traité de paix; et il y eut, je crois, des deux côtés, autant de religion et de bonne foi que dans aucun traité qui jamais eût l'honneur de passer à la postérité.

En voici les articles:

Art. Ier. Comme le droit de la chambre à coucher appartient à Monsieur, et qu'il croit que le lit qui est plus proche du feu est le plus chaud, il le cède à Madame.

Accordé de la part de Madame, pourvu que les rideaux des deux lits, qui sont d'une toile de coton presque transparente, et trop étroits pour bien fermer, soient attachés à l'ouverture avec des épingles, ou même entièrement cousus avec une éguille et du fil, afin qu'ils soient censés former une barrière suffisante du côté de Monsieur.

II. Il est demandé de la part de Madame, que Monsieur soit enveloppé toute la nuit dans sa robe de chambre.

Refusé, parce que Monsieur n'a pas de robe de chambre, et qu'il n'a, dans son porte-manteau, que six chemises et une culotte de soie noire.

La mention de la culotte de soie noire fit un changement total dans cet article… On regarda la culotte comme un équivalent de la robe de chambre. Il fut donc convenu que j'aurois toute la nuit ma culotte de soie noire.

III. Il est stipulé et on insiste de la part de Madame, que dès que Monsieur sera au lit, et que le feu et la chandelle seront éteints, Monsieur ne dira pas un seul mot pendant toute la nuit.

Accordé, à condition que les prières que Monsieur fera, ne seront pas regardées comme une infraction au traité.

Il n'y eut qu'un point d'oublié. C'étoit la manière dont la dame et moi nous nous déshabillerions, et nous nous mettrions au lit. Il n'y avoit qu'une manière de le faire, et le lecteur peut la deviner… Je proteste que, si elle ne lui paroît pas la plus délicate et la plus décente qu'il y ait dans la nature, c'est la faute de son imagination… Ce ne seroit pas la première plainte que j'aurois à faire à cet égard.

Enfin, nous nous couchâmes. Je ne sais si c'est la nouveauté de la situation ou quelqu'autre chose qui m'empêcha de dormir, mais je ne pus fermer les yeux… Je me tournois tantôt d'un côté, tantôt de l'autre… Et cela dura jusqu'à deux heures du matin, qu'impatienté de tant de mouvemens inutiles, il m'échappa de m'écrier: Oh mon Dieu!

Vous avez rompu le traité, Monsieur, dit avec précipitation la dame, qui n'avoit pas plus dormi que moi… Je lui fis mille excuses; mais je soutenois que ce n'étoit qu'une exclamation… Elle voulut que ce fût une infraction entière du traité… Et moi je prétendois qu'on avoit prévu le cas par le troisième article.

La dame ne voulut pas céder, et la dispute affoiblit un peu sa barrière. J'entendis tomber par terre deux ou trois épingles des rideaux.

Sur mon honneur, Madame, ce n'est pas moi qui les ai détachées, lui dis-je en étendant mon bras hors du lit, comme pour affirmer ce que je disois…

J'allois ajouter que pour tout l'or du monde, je n'aurois pas voulu violer l'idée de décence que je…

Mais la femme de chambre qui nous avoit entendus, et qui craignoit les hostilités, étoit sortie doucement de son cabinet, et, à la faveur de l'obscurité, s'étoit glissée dans le passage qui étoit entre le lit de sa maîtresse et le mien.

De manière qu'en étendant le bras, je saisis la femme de chambre…

SUITE ET CONCLUSION
DU
VOYAGE SENTIMENTAL.

PRÉFACE.

La suite du Voyage Sentimental n'est pas présentée comme une production de la plume de Sterne.

La manière brusque dont se termine ce Voyage sembloit exiger une suite; et il est certain que si l'auteur eût vécu plus long-temps, il eût terminé cet ouvrage. Les matériaux étoient prêts. L'intimité qui subsistoit entre Sterne et l'éditeur, l'a mis à portée d'entendre souvent son ami raconter les incidens les plus remarquables de la dernière partie de son dernier Voyage: et ses récits ont fait tant d'impression sur son esprit, qu'il croit avoir retenu ces particularités assez bien pour pouvoir les publier. Il s'est attaché à imiter le style et la manière de son ami. Mais y est-il parvenu? c'est au lecteur à en juger. Quoiqu'il en soit, l'ouvrage peut, aujourd'hui, passer pour complet: et ceux qui ont lu le Voyage Sentimental d'Yorick, et dont la curiosité étoit restée en suspens, n'ont plus rien à désirer pour ce qui concerne les faits, les événemens, et les observations.

SUITE DU CAS DE DÉLICATESSE.

Je pris à la femme-de-chambre… quoi? la main. Non, non: subterfuge grossier, M. Yorick. Trop grossier, en vérité. Voilà ce que diront un critique, un casuiste et un prêtre. Eh bien, je parie ma culotte de soie noire (c'étoit la première fois que je la mettois) contre une douzaine de bouteilles de vin de Bourgogne, pareil à celui que nous bûmes hier au soir, (car je voulois parier avec la dame) que ces messieurs ont tort. Cela n'est guère possible, répondent mes clair-voyans censeurs; la conséquence est trop visible pour qu'on s'y méprenne.

La femme-de-chambre étoit, j'en conviens, aussi vive que peut être une françoise, et une françoise de vingt ans. Cependant, si l'on examine la circonstance, si l'on fait attention que cette fille avoit le visage tourné du côté de sa maîtresse, afin de couvrir la brêche occasionnée par la chûte des épingles, je crois que les géomètres les plus habiles auroient bien de la peine à démontrer la ligne que mon bras a dû décrire pour prendre à la femme-de-chambre…

Vous le voulez pourtant, je vous l'accorde; mais étoit-ce ma faute? Savois-je dans quel état se trouvoit cette fille? Où vais-je m'imaginer qu'elle viendroit sans être habillée? Hélas! une chemise pour tout vêtement, c'est une armure bien légère pour une affaire qui pouvoit être aussi chaude.

Il est vrai que si elle eût été d'un caractère aussi taciturne que la femme-de-chambre parisienne, que je rencontrai avec ses égaremens du cœur, tout alloit pour le mieux, mais cette lyonnoise bavarde n'eut pas plutôt senti ma main, qu'elle se mit à crier, comme si l'on eût voulu la tuer. En effet, quand elle m'auroit vu armé d'un poignard, quand c'eût été à sa vie, et non à sa vertu que j'en aurois voulu, elle n'auroit pas poussé des cris plus perçans. Ah! milord! ah! madame! monsieur l'anglois il y est! il y est!

L'hôtesse et les deux voituriers accoururent. Pouvoient-ils, en conscience, rester tranquilles dans leurs lits, pendant qu'on s'égorgeoit? car ils le croyoient ainsi.—La pauvre hôtesse étoit toute tremblante; elle invoquoit Saint-Ignace, et les signes de croix se succédoient avec une rapidité incroyable. Les voiturins, dans cette bagarre, avoient oublié leurs culottes, et n'étoient pas dans un état plus décent que moi; car j'avois sauté à bas de mon lit, et j'étois debout auprès de la dame, lorsqu'ils entrèrent dans notre chambre.

Quand on fut revenu de la première surprise, on demanda à la jeune fille ce qui l'avoit fait crier; si des voleurs avoient enfoncé sa porte? Point de réponse. Mais elle eut la présence d'esprit de s'enfuir précipitamment dans son cabinet.

Comme il n'y avoit qu'elle qui pût donner des éclaircissemens, et qu'elle s'y refusoit, j'allois échapper aux soupçons; mais malheureusement en me tournant et retournant dans mon lit, sans pouvoir me rendormir, j'avois fait sauter un bouton très-essentiel de ma culotte de soie noire, et l'autre s'étoit échappé de la boutonnière. Ainsi, il étoit clair que j'avois violé l'article de notre capitulation relatif à la culotte.

Je vis les yeux de la dame piémontaise se porter sur l'objet; et comme les miens suivoient leur direction, je reconnus que, quoique j'eusse ma culotte, l'état dans lequel je me trouvois devoit faire rougir la pudeur, plus que ne pouvoient le faire la nudité des deux voiturins, ou la chemise déchirée de notre hôtesse, ou même les charmes en désordre de la dame. J'étois, Eugène, debout tout près d'elle, quand elle m'aperçut… Cette découverte lui fit faire un retour sur elle-même. Elle se renfonça bien vîte dans son lit, s'enveloppa dans ses couvertures, et ordonna qu'on apportât promptement le déjeûner.

A ce signal, tous les curieux se retirèrent, et nous pûmes dès-lors entrer en conférence réglée, et discuter librement les articles de notre traité.

LA NÉGOCIATION.

Comme les épingles, avec lesquelles on se croyoit bien en sûreté, n'avoient pas produit l'effet qu'on s'en étoit promis, la dame piémontoise, en négociateur habile, se tint armée sur tous les points, avant de renouer les conférences. Elle comptoit autant sur les artifices de sa coqueterie que sur la souplesse de son génie. Les femmes ont une réthorique surnaturelle à laquelle il est impossible de résister. Mais voici le café au lait; à peine ai-je le temps de faire mes dispositions.

La dame. «Je ne suis pas surprise, monsieur, que la mésintelligence règne si souvent entre la France et l'Angleterre. Votre nation compte pour rien l'infraction des traités même sans provocation.»

Yorick. «Pardon, Madame: mais daignez réfléchir un instant. Il avoit été stipulé par le troisième article que Monsieur pourroit faire ses prières; et jusqu'à ce moment je n'avois fait qu'une oraison jaculatoire, cependant, votre femme de chambre par ses cris extraordinaires, et même incompréhensibles, m'avoit jeté dans des convulsions si violentes, que je puis vous assurer que je n'étois point du tout à mon aise.»

La dame. «Pardon, vous-même, Monsieur; mais vous avez enfreint tous les articles, excepté le premier; et encore la barrière dont on étoit convenu, a-t-elle été renversée.»

Yorick. «Madame voudra bien observer que c'est elle-même qui l'a renversée, dans le feu de la discussion sur le troisième article.»

La dame. «Mais, Monsieur, la culotte?»

Yorick. «C'est me toucher au vif: je l'avoue, Madame, j'ai dû vous paroître coupable; mais soyez sûre que la volonté n'y étoit pour rien. L'infraction que vous me reprochez a été le résultat d'un pur accident.»

La dame. «Mais est-ce aussi par accident que vous avez porté deux mains criminelles sur ma femme de chambre?»

Yorick. «Deux mains criminelles, Madame! je ne l'ai touchée que d'une main: et un jury de vierges ne verroit pas autre chose dans cette affaire qu'une sensation fortuite.»

Cette conférence se termina par un nouveau traité dans lequel tous les cas furent prévus, hôtelleries, lits, épingles aux rideaux; femmes de chambre nues, culottes malheureuses; boutons, etc. etc. etc. Il se fût agi d'une nouvelle convention pour la démolition du port de Dunkerque, ou de celui de Mardik, qu'on n'auroit pas déployé une politique plus circonspecte. Rien ne fut laissé à la mauvaise foi, ou au hasard.

VŒUX EN FAVEUR DES PAUVRES.

Nature! sous quelque forme que tu te montres; sur les montagnes de la nouvelle Zemble, ou sur le sol brûlant des tropiques, tu es toujours aimable! toujours tu guideras mes pas! Avec ton secours, la vie confiée à cette foible et frêle machine sera toujours conforme à la raison et à la justice. Ces douces émotions que tu inspires par une sympathie organisée dans toutes les parties m'apprennent à sentir, à prendre part au malheur des autres, à compatir à leur misère; elles sont pour moi la source d'une satisfaction, d'une félicité ineffable. Comment donc les infortunes passagères du moment peuvent-elles obscurcir ton front; ce front, où la sérénité devoit fixer son empire?—Loin d'ici méchant Spléen aux yeux jaunes! empare-toi de l'hypocrite au cœur double, au regard louche; saisis ce misérable qui soupire, même en contemplant ses trésors, et tremblant en pensant à la fragilité des portes et des verroux;—mais songe donc, insensé, que la vie elle-même est plus fragile encore; calcule les jours que tu as encore à vivre,—dix années peut-être; et peut-être moins. Ne garde que ce qu'il te faut pour ce trajet si court, et donne le reste au véritable indigent.

Puisse ma prière être exaucée, et la misère disparoîtra de dessus la terre; chaque mois sera pour le pauvre un mois de vendange.

AMITIÉ.

Quelque prêtre rigide s'imaginera peut-être que c'étoit avant le déjeûner que je faisois cette prière, et pour que ma négociation avec la belle piémontoise eût un heureux succès,—cela peut être.

Ma vie a été un tissu d'accidens, ourdi par les mains de la fortune, sur un patron bisarre, mais sans être rebutant. Le fond en est léger et riant; les fleurs en sont si variées que le plus habile des ouvriers de l'imagination auroit bien de la peine à l'imiter.

Une lettre de Paris, de Londres, de vous Eugène! oh! mon ami! je serai avec toi, à l'hôtel de Saxe, avant deux fois vingt-quatre heures.

LE COMBAT.

Ainsi, bel ange, je te rencontrerai à Bruxelles: mais ce ne sera qu'à mon retour d'Italie. Je traverserai l'Allemagne pour me rendre en Hollande, par la route de Flandres. Quel combat entre l'amour et l'amitié! ah! madame de L—! la porte de la remise a été fatale à la paix de mon cœur.—La boîte de corne du bon moine vous replace à chaque instant sous mes yeux.

Si j'ai jamais désiré avoir un cœur de roche, insensible au plaisir comme à la peine, c'est aujourd'hui. Insensé! qu'ai-je dit? j'ai blasphêmé contre la religion du sentiment. J'expierai mon crime. Comment? en faisant à l'amitié le sacrifice de mes affections les plus douces; dussé-je en mourir!

LA FAUSSE DÉLICATESSE.

Ma résolution une fois prise, je me mis à préparer les excuses que la politesse vouloit que je fisse à la belle piémontoise, pour un départ aussi brusque; c'étoit une infraction au traité que nous avions fait ensemble, et qui me lioit jusqu'à Turin. Il me falloit donc un manifeste apologétique. Si notre première convention avoit essuyé quelques atteintes, les incidens et accidens qui avoient occasionné cette apparence de violation, pouvoient tenir lieu de justification. Mais ici c'étoit violer ouvertement un second traité, après une ratification solemnelle et religieuse. Comment donc ose-t-on faire aux potentats de la terre un crime d'une reprise d'hostilités, après un traité définitif, quand on voit cette foule d'événemens inattendus, et imprévus qui peuvent r'ouvrir le temple de Janus. Pendant que je faisais ce beau soliloque, la dame entra dans ma chambre et me dit que les voituriers étoient prêts, ainsi que leurs mulets.—Eugène, si la rougeur peut être un signe de modestie naturelle, ou de honte, et non la marque du crime, je t'avouerai que mon visage devint cramoisi, et que ma langue me refusa le service.—«Madame… une lettre,» je ne pus en dire davantage. Elle vit ma confusion, mais elle ne fit pas semblant de s'en appercevoir.

«Nous resterons, monsieur, jusqu'à ce que vous ayez fini votre lettre.»—Mon trouble redoubla; et ce ne fut qu'après une pause de quelques minutes, qu'appelant à mon aide toutes les puissances de la résolution et de l'amitié, je pus lui dire: «Il faut que j'en sois moi-même le porteur.»

T'est-il jamais arrivé, dans un besoin pressant, de t'adresser à un ami équivoque pour lui demander de l'argent? Que se passoit-il alors dans ton ame, pendant que tu examinois l'agitation de ses muscles, que tu voyois la terreur ou la compassion se peindre dans ses yeux; et que ton homme faisant taire les tendres émotions du cœur et se tournant vers toi, avec un sourire malin, te demandoit: «où sont mes sûretés?» As-tu jamais brûlé pour une beauté impérieuse, dans laquelle tu avois concentré tes vœux, tes espérances, et ton bonheur? C'en est fait: la résolution en est prise. Tu lui découvres le secret de ton cœur: tu tiens, dans ce moment terrible, les yeux fixés sur les siens. Malheureux, que vas-tu devenir? Son indignation éclate; chacun de ses regards est un trait qui te tue.

—Voilà précisément, Eugène, ce qui m'arrive. Figure-toi la belle piémontoise recueillant tout son orgueil et toute sa vanité dans un même foyer, le tout renforcé par le ressentiment dont est animée une femme qui se croit outragée.

«C'est sans doute, là, Monsieur, de la politesse angloise; mais elle ne convient pas à d'honnêtes-gens.»

«Eh! Madame! au nom du destin, du hasard, ou de la fatalité, ou de tout ce qu'il vous plaira, pourquoi les incidens, les bisarreries de ma vie, attirent-ils à une nation entière un pareil reproche?»

Ce n'est pas bien, belle piémontoise! mais, pars! que le bonheur te suive et t'accompagne par tout.

OPINIATRETÉ.

Mais cette difficulté n'étoit pas la seule que j'eusse à surmonter, en changeant le plan de mes opérations. Le voiturier avec lequel j'étois convenu qu'il me conduiroit à Turin, ne vouloit pas retourner à Saint-Michel, avant d'avoir achevé son voyage, parce qu'il s'attendoit à trouver un voyageur qui lui payeroit son retour. Je lui représentai inutilement ce qu'il gagneroit pour une course aussi courte, et qu'il trouveroit probablement à Saint-Michel quelque personne qui voudroit aller à Turin. Non;—il étoit obstiné comme ses mules, on eût dit qu'il y avoit entr'eux une sympathie de caractère qu'il faut peut-être attribuer à ce qu'ils vivoient et conversoient constamment ensemble. Toute ma rhétorique, tous mes raisonnemens ne firent pas plus d'impression sur cet homme, que les excommunications et les anathêmes lancés religieusement par le clergé de France contre les rats et les chenilles, n'en font sur ces animaux.

Voyant que je n'avois pas d'autre parti à prendre que de payer le retour, comme si nous avions été jusqu'à Turin, je finis par y consentir; et avec ma philantropie ordinaire je commençai à imputer cette soif du gain, si universellement dominante, à quelque cause cachée dans notre structure, ou à quelques particules invisibles d'air que nous humons avec notre première aspiration en poussant, quand nous faisons notre entrée dans ce monde, un cri de mécontentement pour le voyage qu'on nous force à faire.

LE HASARD DE L'EXISTENCE.

«Le cri de mécontentement pour le voyage qu'on nous force à faire,» cette idée me plaît; je la crois neuve et très-bien adaptée à ma situation présente; je remontai dans ma chaise, en adressant un sourire gracieux aux mules qui sembloient avoir fait passer toutes leurs mauvaises qualités à leur conducteur, et je roulai dans mon esprit quelques conclusions étranges et sans liaison que je tirois de cette pensée que je trouvois si heureuse.

Si donc, me disois-je, nous sommes forcés à ce voyage de la vie; si nous sommes engagés dans cette route sans le savoir, et sans y avoir consenti; si, sans un certain concours fortuit d'atômes, nous eussions pu être une pipe à fumer, ou une oie, ou un singe; pourquoi sommes-nous responsables de nos passions, de nos folies, et de nos caprices? Si vous, ou moi, Eugène, nous étions forcés par quelque tyran à devenir des courtisans, avant d'avoir appris à danser, serions-nous punissables pour avoir fait gauchement la révérence? ou, si ayant appris à danser, mais ignorant tout-à-fait l'étiquette de la cour, on me faisoit malgré moi maître des cérémonies, faudroit-il m'empaler à cause de mon ignorance? Que d'Alexandres, ou de Césars ont été perdus pour le monde par une mal-adresse dans l'acte important de la conception! Fais attention à cela, Eugène, et ris de la prétendue importance des plus grands monarques de la terre.

MARIE.

A mon arrivée à Moulins je demandai des nouvelles de cette infortunée, et j'appris qu'elle avoit rendu le dernier soupir, dix jours après celui où je l'avois vue. Je m'informai de la place où elle avoit été enterrée, et je m'y transportai: mais pas une pierre qui dise où elle repose. Néanmoins voyant un espace de terre qui avoit été fraîchement remuée je n'eus pas de peine à trouver sa tombe. J'y payai le tribut dû à sa vertu, et je lui accordai une larme.

Hélas! ame si douce, tu es partie! mais c'est pour aller te ranger parmi ces anges dont tu étois une image sur la terre.—Ta coupe d'infortunes étoit pleine, trop pleine, et elle s'est répandue dans l'éternité.—La tourmente de la vie s'est convertie pour toi en un calme plein de douceurs.

LE POINT D'HONNEUR.

Après avoir rendu ces honneurs aux mânes de Marie, je remontai dans ma chaise, et me laissai aller au fil de mes pensées sur le bonheur et le malheur de l'espèce humaine: je fus tiré de ma rêverie par un cliquetis d'épées. J'ordonnai au postillon de s'arrêter, et mettant pied à terre, j'allai vers l'endroit d'où le bruit partoit. C'étoit un petit bois qui touchoit à la route. J'eus de la peine à y arriver parce que le chemin qui y conduisoit, étoit tortueux et malaisé.

Le premier objet qui se présenta à ma vue fut un beau jeune homme, qui me parut expirant d'une blessure qu'il venoit de recevoir d'un autre homme qui n'étoit guères plus âgé, et qui pleuroit sur lui, tenant dans sa main une épée encore fumante. Je restai quelques instans immobile de frayeur. Revenu de ma surprise, je demandai quelle avoit été la cause de ce combat sanglant; on ne me répondit que par un nouveau torrent de larmes.

A la fin essuyant les pleurs dont ses joues étoient baignées, le malheureux me dit en soupirant: «Mon honneur, monsieur, m'a forcé à une action que ma conscience condamnoit: mais je n'ai pas écouté la voix de ma conscience: en déchirant le sein de mon ami, j'ai percé mon propre cœur; et la blessure est profonde: je n'en guérirai jamais!» ses transports de douleurs recommencèrent.

Quel est donc ce phantôme, honneur! qui plonge un fer homicide dans ce sein où l'on voudroit verser du baume. Traître! perfide! tu marches tête levée sous l'habit de la coutume, ou plutôt de la mode ridicule, qui, formée par le caprice, est devenue une loi, un code de lois, inconnu à nos ancêtres, inconnu aux peuples barbares. Ce code sanguinaire étoit donc réservé pour ce siècle de luxe, de lumières et de rafinement; pour le séjour des muses; pour la résidence des grâces.

LA RECONNOISSANCE.
Fragment.

La reconnoissance est un fruit qui ne peut venir que sur l'arbre de la bienfaisance: avec une origine aussi noble, une origine céleste, la reconnoissance est nécessairement une vertu parfaite.

Pour moi, dit Multifarius Secundus, je n'hésiterai pas à la placer à la tête de toutes les autres vertus; d'autant plus que le Tout-Puissant lui-même n'en exige pas d'autre de nous: elle est la source de toutes celles qui sont nécessaires pour le salut.

Les payens eux-mêmes faisoient un si grand cas de cette vertu, qu'ils avoient imaginé en son honneur trois divinités, sous le nom de grâces, qu'ils nommoient Thalie, Aglaë et Euphrosyne. Ces trois déesses présidoient à la reconnoissance; on avoit jugé qu'une seule ne suffisoit pas pour honorer une vertu si rare. Il faut observer que les poëtes les ont représentées nues, pour faire comprendre que lorsqu'il s'agit de bienfaisance et de reconnoissance, nous devons agir avec la plus grande sincérité, et sans le moindre déguisement. Elles étoient peintes en vestales, et dans la fleur de la jeunesse, pour faire sentir que les bons offices doivent toujours être récens dans notre mémoire, et que notre reconnoissance ne doit jamais s'affoiblir, ou plier sous le poids du temps, et que nous devons chercher toutes les occasions de témoigner combien nous sommes sensibles aux bienfaits que nous avons reçus. On leur donnoit une figure douce et riante pour signifier la joie que nous éprouvons quand nous exprimons les obligations que nous avons. Leur nombre étoit fixé à trois, pour montrer que la reconnoissance doit être trois fois plus grande que le bienfait; elles se tenoient toutes trois par la main, pour faire voir que les services et la gratitude doivent être inséparables.

Voilà ce que nous ont appris ces payens que nous damnons. Chrétiens! souvenez-vous que vous leur êtes supérieurs; mais prouvez votre supériorité par vos vertus.

LE COMPAGNON DE VOYAGE.

Le malheureux inconnu, tout en déplorant la mort de son ami, oublioit sa propre sûreté;—comme j'aperçus quelques hommes à cheval, à une certaine distance, je conjecturai qu'ayant eu peut-être connoissance du duel qui devoit avoir lieu, ils venoient à la recherche des combattans: je le conjurai de monter dans ma chaise, afin de gagner Paris, avec toute la promptitude possible. Il pouvoit s'y tenir caché jusqu'à ce que son affaire eût été arrangée, ou, si elle prenoit une mauvaise tournure, il s'échapperoit et passeroit en pays étrangers.

Mes remontrances eurent leur effet, et avec quelques instances de plus, j'obtins de lui que nous ferions route ensemble.

Quand nous eûmes fait environ une lieue, je remarquai que ses pleurs étoient moins abondans, sa poitrine moins agitée, tout son extérieur plus tranquille. Nous n'avions pas encore ouvert la bouche depuis que nous étions entrés dans la voiture: voyant qu'il n'étoit pas éloigné de me raconter la cause de son malheur, je l'en priai poliment, et sans importunité: il y consentit.

L'HISTOIRE.

Je suis, dit-il, fils d'un membre du parlement de Languedoc. Ayant fini mes études je vins passer quelques mois à Paris où je me liai avec un gentilhomme un peu plus jeune que moi. Il étoit d'une famille distinguée, et devoit hériter d'une fortune considérable. Ses parens l'avoient envoyé à Paris, autant pour perfectionner son éducation, que pour l'éloigner d'une jeune demoiselle d'un rang inférieur au sien, dont il paroissoit très-épris.

Il me révéla sa passion pour cette jeune personne, qui avoit, disoit-il, fait tant d'impression sur son cœur, que le temps, ni l'absence ne pourroient en effacer son image chérie. Il entretenoit avec elle une correspondance très-suivie. Les lettres de la demoiselle sembloient respirer le retour le plus tendre. Il me consulta sur ce qu'il devoit faire, et je lui donnai les conseils que je jugeai les meilleurs: je ne prétendis pas le guérir de son amour; sa maîtresse, à l'entendre, étoit belle comme Vénus, et, si l'on peut se prendre de passion d'après un portrait peint par un admirateur aussi brûlant, celui qu'il m'en faisoit étoit bien propre à exciter toutes les émotions de la tendresse. J'applaudis donc à son choix, et comme nous pensions absolument l'un comme l'autre, que la fortune et la grandeur ne pouvoient rien, quand elles se trouvent en opposition avec le bonheur, nous regardions comme le plus grand de tous les maux la tyrannie des parens qui forcent leurs enfans à se marier contre leur inclination.

Sur ces entrefaites je reçus une lettre de mon père qui me rappeloit dans mon pays. Comme son ordre étoit très-positif, et n'étoit accompagné d'aucune raison, je craignois que quelques-unes de mes petites galanteries, (car c'est un mal auquel il est impossible d'échapper dans un pays comme Paris) ne fussent parvenues à sa connoissance, je me disposai donc à partir, et fis tristement mes préparatifs. Mon chagrin n'étoit que trop bien fondé. Les derniers fonds qu'on m'avoit fait passer devoient me durer trois mois: le premier à peine fini, je n'avois plus rien. Il m'étoit impossible de voyager sans argent; mais mon généreux ami me prévint dans cette occasion. Il m'offrit une petite boîte qu'il me pria de garder pour l'amour de lui. L'ayant ouverte, j'y trouvai une lettre-de-change à vue sur un banquier, la somme étoit plus que suffisante pour mes frais de route.

Comme il ne laissoit jamais échapper l'occasion d'écrire à sa chère Angélique, je lui demandai une lettre pour elle: car elle demeuroit dans le voisinage de mon père. Je me chargeai aussi de lui porter le portrait de son amant, peint par un artiste des plus célèbres de Paris, et garni d'un riche entourage de brillans: elle devoit le porter en bracelet.

RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.

Je quittai Paris et tous ses plaisirs avec la plus grande répugnance. Mais ce qui m'affligeoit le plus c'étoit la perte de mon camarade, de mon ami; nous vivions ensemble comme deux frères. On nous nommoit quelquefois Pylade et Oreste. A mesure que j'approchois, je pensois davantage aux reproches que j'allois essuyer de mon père, pour mes folies et mes extravagances; je me disposois à recevoir la correction paternelle avec humilité, avec le respect qu'un fils, et un fils prodigue doit à son père.

Mais quelle fut ma surprise quand j'entendis ce bon père, qui s'étoit précipité vers moi au moment où j'entrois, avec un visage tout rayonnant de joie, s'écrier: mon fils, l'empressement que vous avez témoigné à m'obéir, vous rend encore plus cher à mon cœur, et plus digne de la fortune qui vous attend. Je le remerciai de ses bontés pour moi; mais je lui montrai ma surprise relativement à cette bonne fortune dont il me parloit. «Entrez, me dit-il, et ce mystère vous sera revélé.» En parlant ainsi il me présenta à un vieux gentilhomme et à une jeune dame; et me dit: «Monsieur, voici votre femme.» Il y avoit dans cette saillie brusque, mais amicale de mon père, quelque chose de franc et d'honnête qui me parut infiniment préférable au ton mielleux des sycophantes de cour, espèce d'êtres que je n'ai jamais goûtés.

La jeune demoiselle rougit, et moi je restai immobile. Ma langue ne pouvoit plus articuler, ni mes bras agir. Mes jambes fléchissoient: surpris à la vue de tant de beauté et d'innocence, je n'eus pas le temps de réfléchir: un millier de cupidons s'emparèrent de mon cœur au même instant, et le subjuguèrent.

Revenu du trouble où cet événement inattendu m'avoit jeté, je présentai du mieux que je le pus, mes respects à la compagnie, et l'on me complimenta sur mon heureuse alliance, comme si mon mariage étoit déjà fait; il est vrai qu'il étoit impossible de voir un objet aussi divin, sans en venir éperdument amoureux. C'étoit pour moi le comble du bonheur, que l'approbation de mon père eût précédé la mienne.

L'ENTREVUE.

Le dîner étoit servi, et la joie éclattoit sur tous les visages, excepté sur celui de ma prétendue; je l'attribuai à sa modestie, et au trouble qu'avoit dû lui causer mon apparition soudaine. Je saisis la première occasion favorable, où je me trouvai seul avec elle, pour lui déclarer mes sentimens; et l'instruire de l'impression profonde qu'elle avoit faite sur mon cœur.

Cette occasion se présenta bientôt après le dîner. En nous promenant dans le jardin, nous nous trouvâmes séparés du reste de la compagnie, dans un petit bois que la nature, dans un de ses momens de gaieté, sembloit avoir réservé pour servir de retraite aux amans. «Madame, lui dis-je, après la déclaration que nous avons entendue, et la démarche concertée entre votre père et le mien, je me flatte que ce n'est pas vous offenser que de vous dire, que rien ne manqueroit à ma félicité, que je serois le plus heureux des hommes si j'apprenois de votre bouche que l'alliance qui se prépare a votre agrément, comme il paroît avoir celui de toutes les personnes qui nous entourent. Oh, dites-le moi, mon ange! dites-moi que ce n'est pas malgré vous que vous deviendrez mon épouse.—Faites-moi du moins espérer que j'aurai une petite part à votre affection.—Vous servir avec empressement, m'étudier constamment à vous plaire, fera l'occupation de toute ma vie.»

«Monsieur, me répondit-elle, votre extérieur annonce une noble franchise: vous détestez, j'en suis sûre, le mensonge et la tromperie. Si je vous disois que je pourrai vous aimer un jour, je vous tromperois: c'est impossible.»

«Ciel! qu'ai-je entendu! impossible de m'aimer! Ai-je donc une forme si hideuse? Suis-je donc un monstre? La nature m'a-t-elle jeté dans un moule si grossier, que je sois un objet de dégoût, d'horreur pour la plus belle, la plus aimable des créatures? s'il en est ainsi…»

«Non, monsieur; vous êtes injuste envers la nature: injuste envers vous-même. Vous avez une figure aimable, une taille élégante, un extérieur agréable, embelli encore de tous les charmes de l'art, mais telle est ma cruelle destinée.»—Ici un torrent de larmes lui coupa la parole.

«Oh! madame, lui dis-je, en tombant à ses genoux, je vous en conjure, écoutez la prière du plus ardent de vos adorateurs.—Ce n'est pas parce que les ordres d'un père semblent me donner un titre à votre main.—Je ne veux la devoir qu'à vous-même.—Mais, je vous en conjure, permettez-moi de m'efforcer à la mériter; permettez-moi de vous convaincre de la réalité de ma passion, aussi ardente qu'elle est insurmontable.»

Dieu! Quel fut mon étonnement lorsqu'en proférant ces dernières paroles, j'apperçus mon ami, l'ami que j'honorois, se précipiter de derrière le bosquet, et tirant son épée. «Lâche, s'écria-t-il, tu paieras ta trahison.»

La dame s'étant évanouie, il remit son épée dans le fourreau pour voler à son secours, on la remporta dans la maison, et il m'ordonna de le suivre. Je le suivis, ne sachant pas comment j'avois pu l'offenser, ni par quel enchantement il se trouvoit dans la maison de mon père, tandis que je le croyois à Paris: pendant que nous nous rendions à la forêt, il s'expliqua en ces termes:

«Monsieur, j'ai été instruit de votre perfidie, peu d'heures après que vous fûtes parti de Paris, et quoique vous eussiez pris soin de me cacher le sujet de votre voyage, le soir même il n'étoit question que de votre mariage dans toute la ville. J'envoyai aussitôt chercher des chevaux de poste; et comme vous voyez, je suis arrivé encore à temps pour rompre votre union avec Angélique.»

«Angélique! m'écriai-je;—Dieu sait si votre accusation, vos reproches sont injustes: j'ignorois que cette demoiselle fût Angélique.»

«Subterfuge puérile, répondit-il, et bon tout au plus pour en imposer à un fol, ou à un sot.—Il me faut une autre satisfaction.—Avez-vous remis ma lettre et mon portrait?»

«Non; cela m'a été impossible.»

«Lâche, lâche!—Non: tu trouvois qu'il étoit plus sage de travailler pour toi-même.—J'ai entendu tout ce que tu as dit; il est donc inutile que tu ajoutes le mensonge à la perfidie.»

Ce fut en vain que je demandai à lui prouver mon innocence;—que je promis de renoncer à toutes mes prétentions sur Angélique, et de voyager dans les contrées les plus éloignées, afin de l'oublier: il fut inexorable. Je ne pus jamais parvenir à lui persuader que je ne l'avois pas trompé à Paris; que j'avois ignoré qu'Angélique fût la personne à laquelle j'adressois mes vœux; en un mot, nous arrivâmes à l'endroit où vous nous avez trouvés; et là, malgré toute ma répugnance, je fus obligé de me défendre, après m'être vu traité à plusieurs reprises de lâche, d'infâme, de poltron: vous savez le reste.—Ainsi parla mon compagnon de voyage, et ses larmes recommencèrent à couler.

L'AUBERGE.

Cette histoire touchante avoit fait sur moi une impression si pénible, que je fus très-aise d'appercevoir une petite auberge sur le bord de la route: j'avois grand besoin d'un peu de repos. Nous y entrâmes.

L'hôtesse nous souhaita le bonjour; c'étoit une femme de bonne mine, assez en embonpoint, ni jeune, ni vieille, ou comme on dit en France, d'un certain âge; ce qui ne dit pas grand'chose. Je lui donnerai donc environ trente-huit ans. Un cordelier la quittoit au moment où nous entrions, elle regardoit ce bon père d'un œil si tendre et si pieux, qu'il étoit aisé de voir qu'elle sortoit de confesse. Son mouchoir étoit un peu chiffonné: il y manquoit quelques épingles; son bonnet n'étoit pas tout-à-fait droit sur sa tête; mais on pouvoit attribuer ce léger désordre à la ferveur de sa dévotion et à l'empressement avec lequel elle étoit accourue au devant de ses nouveaux hôtes.

Nous demandâmes une bouteille de Champagne.—Messieurs, j'en ai d'excellent. Il n'a pas son pareil en France. Je vois bien que Monsieur est anglois. Mais quoique nos deux nations soient en guerre, je rendrai toujours justice aux individus: il faut avouer que les milords anglois sont les seigneurs les plus généreux de l'Europe: je commettrois donc une grande injustice, si je présentois à un anglois un verre de vin qui ne fût pas bon pour la bouche du grand monarque.

Il n'y avoit pas à se quereller avec une femme, sur un point aussi délicat; et quoique nous vissions bien, mon compagnon et moi, que c'étoit la plus mauvaise bouteille de Champagne dont nous eussions jamais tâté, je louai généreusement, je payai de même, et je fis de grands complimens à la maîtresse, sur sa politesse.

A notre arrivée à Paris je remis mon compagnon de voyage à son ancien logis, rue Guénégaud: il se proposoit de se déguiser en abbé, espèce de gens qui font très-peu de sensation dans cette ville. Il faut pourtant en excepter ceux qui font profession de bel esprit, ou qui sont de déterminés critiques. Il me promit de venir me trouver au café anglois, vis-à-vis le Pont-Neuf, à neuf heures du soir, afin que nous pussions souper ensemble, et délibérer sur ce qu'il auroit à faire pour se mettre en sûreté. Il étoit alors cinq heures; ainsi j'en avois quatre devant moi pour muser et chercher un gîte.—Pouvois-je faire un meilleur emploi de mon temps, que d'aller causer quelques instans avec mon aimable marchande de gants.

D'abord il n'y avoit pas dans toute la ville une femme mieux au fait des logemens à louer. Sa boutique étoit une espèce de bureau d'adresse pour les hôtels vides. Il est vrai que je ne le savois pas quand j'y entrai. Mais cette circonstance seroit-elle moins en ma faveur parce que je ne l'avois pas prévue? En second lieu, jamais femelle ne fut plus habile à savoir la nouvelle du jour, et il falloit que je découvrisse si l'affaire de mon ami étoit déjà connue à Paris; mais cette recherche demandoit de la précaution et de l'adresse: il fallut donc passer dans l'arrière-boutique.

LES ARMOIRIES.
Paris et Londres.

Paris, ton emblême est un vaisseau: la Seine cependant n'est pas navigable. Que ne prends-tu pour armes la croix de Londres avec une Notre-Dame? car ton vaisseau remonte la Tamise avec le flux, et jette l'ancre dans le port marchand.

Dans laquelle des neuf cents rues (je ne parle que des petites) de cette capitale du monde, (car le moyen de contester aux Parisiens une dénomination qui, à la vérité n'a jamais dépassé de leur ville) dans laquelle, dis-je, de ses neuf cents rues prendrai-je un logement? mais doucement:—c'est ici que demeure ma belle marchande de gants.—Elle est sur sa porte. Les filets de l'amour, fiction des poëtes, sont une réalité chez elle.—«Madame, ma bonne fortune m'a jeté encore une fois dans votre quartier, sans que j'y pensasse. Comment se porte Madame?—à merveille, monsieur: enchantée de vous voir.»

Quelle urbanité! quelle politesse de langage; et c'est la femme d'un gantier qui parle ainsi!

L'ARRIÈRE BOUTIQUE.

Il n'y avoit pas dix minutes que nous étions dans l'arrière-boutique, et ma belle marchande avoit déjà coulé à fond toutes les nouvelles du jour. Je fus bientôt au fait des nouvelles liaisons entre les danseurs de l'opéra, les filles d'honneur; les filles de joie, et les milords anglois; les barons allemands et les marquis italiens. La rapidité avec laquelle elle défiloit son chapelet ne peut se comparer qu'à celle du Rhône, ou à la chûte du Niagara. Dans l'espace de dix minutes, j'avois recueilli assez d'anecdotes scandaleuses pour en composer deux gros volumes. «Mais, à propos, dit-elle, avez-vous quelques échantillons de nos nouvelles manufactures de gants?»—«Où en trouve-t-on?»—Elle descend un carton, et me fait voir une charmante collection. «Voilà les gants d'amour; M. le duc D*** en est l'inventeur.—C'est une histoire singulière; il faut que je vous la raconte. Madame la duchesse a pour Sigisbée un officier écossois, qui a des éruptions d'un genre particulier. Vous savez, Monsieur, que cette nation est sujette à une maladie qui lui est propre; c'est tout comme chez nous;—tous les pays ont leurs maux.—Le valet-de-chambre de Madame dit en confidence à Monsieur qu'il craignoit que le capitaine n'eût communiqué à sa seigneurie quelque chose qu'il n'osoit pas nommer. «Qu'est-ce que c'est, dit le duc? ce n'est pas la gale?» Le valet-de-chambre leva les épaules, et la duchesse entra.—La politesse ne permettoit pas au duc de demander un éclaircissement à son épouse; il travailla donc à imaginer un moyen d'éviter la contagion. Il avoit entendu parler d'un colonel anglois, qui avoit eu une très-bonne idée, dans une circonstance à-peu-près semblable. Mais son nom, qu'il avoit donné à sa découverte, étoit si barbare, qu'il étoit impossible de le prononcer, sans blesser la décence. Le duc appela donc la sienne, les gants d'amour: et maintenant ces gants sont en grande faveur à Paris. Mais il est bon que vous sachiez que la duchesse n'avoit pas été inoculée, et qu'elle mourut de la petite-vérole quelques mois après. On dit que ses médecins s'étoient trompés sur la nature de sa maladie: ils n'avoient jamais été dans votre pays, et avoient oublié que la gale, ou toute autre maladie, cutanée, ou non, peut se transplanter ici;—mais j'espère, ajouta-t-elle, en me lançant à travers ses longs cils un regard amoureux qui pénétra dans mon cœur plus avant que je n'aurois cru un coup-d'œil capable de le faire; vous êtes amateur de la mode, j'espère que vous porterez de ces gants: j'en suis même bien sure; tout le monde en porte.»

A ces mots elle en tira plusieurs paires de différentes grandeurs. Je les rejettai presque tous comme étant trop grands pour ma main. A la fin elle m'en montra une paire que je crus me convenir à-peu-près. «Je vais vous les essayer, Monsieur: mais il faut que votre main soit bien petite pour qu'ils vous aillent; au contraire, madame, comme elle est très-chaude dans ce moment, je crois que vous pouvez m'en essayer qui soient plus grands.»—Elle se mit à côté de moi, et y mettant les deux mains, elle avoit presque achevé la besogne, lorsque son mari vint à passer par la salle. Il secoua la tête en disant:—faites,—faites,—ne bougez pas.

L'EFFET.

Je ne sais comment vous expliquer cela: mais j'ai toujours éprouvé dans mon corps une espèce de tremblement quand un mari m'a trouvé en tête à tête avec sa femme, quoique dans une attitude très-honnête.—Certes, on ne niera pas que celle dans laquelle nous étions la jolie marchande et moi ne fût extrêmement décente.—D'ailleurs, c'étoit pour affaire. Peut-on blâmer une marchande de gants de ce qu'elle les fait essayer dans son arrière-boutique.

Quoi qu'il en soit, l'apparition subite du bon homme avoit rendu les gants presqu'inutiles; ma main, je ne sais par quelle espèce de sympathie trembloit tellement qu'elle ne put plus faire son office. Elle glissa à travers le gant, et s'échappa de celle de ma belle. «Mon Dieu, dit-elle, qu'avez-vous?» Je répondis très-à-propos,—ma foi, madame, je n'ai rien.—Vous vous trouvez mal, monsieur: prenez une goutte de liqueur.» Elle en avoit dans un cabinet à côté, et elle m'en présenta. Ce cordial produisit quelqu'effet: mais pas assez pour dissiper le trouble de mes esprits, occasionné par l'apparition seule du mari: ensorte que je n'eus pas le courage d'essayer de sa jolie main une seconde paire de gants. Mais je la priai de m'en mettre de côté une couple de paires des plus petits. «De quelle couleur, monsieur les veut-il?—noirs.—Comment, avec des rubans noirs, sans être en deuil?» Je la tirai d'inquiétude, en lui disant que j'étois ecclésiastique, et que quoique je ne fusse pas en deuil, je ne pouvois pas décemment porter des gants, même des gants d'amour, qui seroient d'une couleur plus éclatante.

Les gants que j'avois essayé, et la frayeur que m'avoit causée le mari, m'avoit fait oublier le sujet qui m'avoit amené dans cette boutique.—Mais la vérité est qu'avant de passer dans l'arrière-boutique j'avois déjà pris mes mesures; c'est-à-dire, que je m'étois assuré d'un logement. Quant à ce qui regardoit mon malheureux compagnon de voyage, cela ne devoit pas aller jusqu'à elle. Je me devois à moi-même, aussi-bien qu'à mon nouvel ami, d'être très discret sur cet article.

LA MÉDISANCE.

Comme je connois le bon naturel et la loyauté de mes bons amis les critiques, je ne doute pas que ce dernier chapitre ne soit condamné, sans juri, aux assises du mois des auteurs, et que ce tribunal, car c'en est un, ne me déclare coupable de haute trahison contre le souverain, la décence, pour l'avoir écrit, quoi qu'il n'y ait pas un trait, une étoile, ou un astérisque dans mon ouvrage qui ait pu allarmer leur vertu; mais comme je me trouve ici parmi mes pairs, je proteste ainsi qu'il suit:

«Je n'adhère pas à ladite résolution parce que je suis entièrement convaincu qu'ils ne comprennent pas ledit chapitre; et parce que sans entrer dans une explication complette sur ce sujet, je suis d'avis qu'il est au-dessus de leur intelligence.»

YORICK.

LA FILLE D'OPÉRA.

J'ai toujours eu pour maxime que les biens de ce monde n'ont de valeur que par l'usage qu'on en fait. J'avois dans ma poche deux paires de gants d'amour que j'avois à peine essayés.—Voyant que vous n'étiez pas encore arrivé, mon cher Eugène, je me rendis à l'Opéra, et j'y vis mademoiselle Lacour danser à ravir. J'étois au parterre, et de ma place je découvris les plus jolies jambes du monde: je doute qu'il en soit sorti d'aussi parfaites de dessous le ciseau de Protogènes ou de Praxitèle. Ce fut un sujet de conversation entre l'abbé de M… et moi. L'abbé me promit de me présenter à cette aimable danseuse, et me tint parole. Au sortir du spectacle je conduisis mademoiselle Lacour à son carosse, et j'eus l'honneur de lui donner la main pour y monter. Sachant que j'étois anglois, elle serra la mienne d'une manière si affectueuse, que je sentis l'émanation passer du bout de mes doigts à mon cœur avec une rapidité qu'il est plus aisé d'imaginer que de décrire.

Elle nous donna un petit souper très-élégant, et l'abbé se retira promptement après avoir bu un verre de vin seulement. La conversation avoit déjà pris une tournure galante et tendre, je m'étendois sur la félicité sentimentale, et sur les charmes de l'amour platonique; la belle m'interrompit par un éclat de rire, en me disant: «Je vous avoue que je ne suis pas du tout pour votre système, et que je préfère la pratique à toute cette belle théorie.»

Dans toute autre circonstance une doctrine aussi grossière dans la bouche d'une femme, m'auroit dégoûté: mais je me sentois disposé dans ce moment à la gaieté, et je lui versai une rasade en disant: vive la bagatelle! Je lui fis voir ma nouvelle emplette, et lui demandai si elle me trouvoit bien à la mode. Elle me répondit que la forme en étoit mesquine, quoique les gants fussent à la grecque: et elle me recommanda d'en avoir toujours à la mousquetaire.

Comme nous finissions cet intéressant sujet, on annonça Sir Thomas G…; le domestique essaya d'ouvrir la porte, mais éprouvant quelque résistance, car le verrou, je ne sais par quel hasard se trouvoit en dedans, le pauvre garçon en fut plus confus que nous-mêmes. Comme il s'imaginoit que le chevalier étoit sur ses talons, il n'osa pas se retourner pour l'instruire de ce qui se passoit: il glissa par le trou de la serrure cet avis: «Madame, le chevalier est là:» les gants d'amour cependant étoient en jeu, et ils couloient avec plus d'aisance sous ses doigts que sous ceux de la marchande elle-même. C'étoit dans l'instant même où je l'avois amenée à convenir que mes gants alloient bien, que ce maudit avis vint déconcerter l'expérience que nous allions faire de la noble invention du duc. «Cachez-vous sous le lit,» me dit mademoiselle Lacour.

Jamais homme d'église se trouva-t-il dans une situation plus pitoyable: Sir Thomas G… n'auroit pas été très-satisfait peut-être d'y trouver ce pauvre Yorick: mais le chevalier étoit sans inquiétude: mademoiselle Lacour lui avoit persuadé qu'elle ne voyoit pas d'autre homme que lui; et pour prouver à la belle qu'il la croyoit, tous les dimanches matin, il lui glissoit dans la main cent louis d'or.

J'aurois moins souffert cependant, si ma retraite précipitée dans la chambre à coucher n'avoit pas rendu ma position presqu'insupportable. Mon rival, sans s'en douter, triomphoit au-dessus de ma tête, et j'étois réduit forcément à jouer le rôle de Mercure, avec tous ses désagrémens, en dépit de mes dents.

LA RETRAITE.

On disoit, avec raison du duc de Marlborough, que de tout ce que doit savoir un général, la seule partie qui lui manquât étoit la science des retraites. L'amour se compare souvent à la guerre, et la comparaison en est très-juste. A l'instant, où armé de gants d'amour, je croyois avoir emporté Lacour par un coup de main, le commandant en chef fait un attaque et me force à la capitulation la plus déshonorante. «Combien je ressemble peu au duc de Marlborough! me dis-je,—ôserai-je jamais faire entrer une pareil aventure dans mon voyage sentimental?—mais je n'ai pas encore abandonné la place.» Comme je me livrois à ces réflexions Lacour me tendit sa main dessous le lit, et j'eus la consolation de la baiser sans être vu.

Sir Thomas G… évacua enfin le poste,—et, pour ne plus parler avec métaphore, il me fut permis, vers les quatre heures du matin, de faire ma retraite avec décence et sans danger.

RIEN.

Vers les quatre heures du matin… dit le lecteur malin. Qu'avez-vous donc fait jusqu'à ce moment-là, avec une danseuse de l'Opéra, avec une fille de joie.—Rien; absolument rien;—non! M. Yorick, l'imposture est trop grossière pour qu'on vous la passe, fussiez-vous même en chaire. Et vos gants d'amour, qu'en avez-vous faits? Mademoiselle Lacour ne s'est-elle pas remise à l'ouvrage, pour les bien coller?—si cela est, que s'en est-il suivi?—encore une fois, rien.

Qu'il est pénible, mon cher Eugène de se voir pressé pour révéler une vérité imaginaire; ou plutôt une fausseté! On m'interrogeroit dans dix ans, que je répondrois encore—mais rien! rien! rien!

«Pauvre mademoiselle Lacour! vous aviez raison de vouloir que M. Yorick eût des gants à la mousquetaire.» Mais monsieur le critique, cela ne fait rien; rien du tout à l'affaire.

Il en est de même de ce chapitre; dit un bourru de mauvaise humeur. Il faut donc le finir.

LA RENCONTRE INATTENDUE.

Comme je tournois le coin de la rue de la Harpe, en me retirant de chez mademoiselle Lacour, le jour commençant à poindre, j'entendis partir d'un fiacre un hist, hist, hist. Ce sifflement eût fait du mal aux oreilles d'un acteur, ou d'un écrivain dramatique: car pour peu qu'on fût enclin à la superstition, on pouvoit le prendre pour le présage d'une chute prochaine. Mais comme je n'ai jamais monté sur les planches, ni composé de comédie, tragédie, ou farce, ce bruit ne me choqua pas, comme il auroit pu le faire si je m'étois trouvé dans un des cas dont je viens de parler.

Je me retournai, et j'aperçus mon abbé d'un jour qui tendoit sa tête hors de la portière du fiacre, et me faisoit des signes. «Ciel! qu'est-ce que cela veut dire! il aura été pris par la maréchaussée, ou par les gens du guêt; et on le mène au Châtelet ou à Bicêtre.—Heureusement, il n'en étoit rien. Mais ayant appris de l'homme honnête chez lequel il logeoit, que ces messieurs étoient à sa poursuite, et que pour prévenir des conséquences qui pourroient être fâcheuses, il n'avoit pas d'autre parti à prendre que de battre en retraite, aussitôt qu'il feroit jour, M. l'abbé partoit pour la Flandre.

J'éprouvai dans cette occasion un sentiment confus de peine et de satisfaction.—Je souffrois en pensant que ce malheureux jeune homme étoit ainsi persécuté pour un événement qu'il s'étoit efforcé de prévenir;—mais d'un autre côté, j'étois bien aise de savoir qu'au bout de quelques heures, il auroit depassé les frontières de France, et seroit à l'abri des poursuites de la justice.

En prenant congé de lui, après une scène des plus attendrissantes, je ne pus m'empêcher de lui faire entendre qu'un départ aussi précipité, et une route aussi longue pourroient épuiser ses finances plutôt qu'il ne l'auroit prévu.

Il me répondit qu'il avoit autant d'argent qu'il lui en falloit pour gagner Niewport, et que de là il écriroit à ses amis.

Oh! Eugène, tu connois ma façon de penser sur ce sujet. Je n'osai pas insister, de crainte d'offenser une délicatesse dont je me sentois moi-même très-susceptible.—Je me retirai en versant un torrent de larmes aussi involontaires qu'elles étoient sincères.

CONCLUSION.

Mes idées étoient trop agitées et trop excentriques, pour que je pusse dormir,—je pris un fiacre, et fis tout le tour de Paris. C'est une chose étrange que les passions qui sont les bourrasques de la vie, et à quelques restrictions près le seul mobile de nos actions, causent en même-temps notre misère et toutes nos infortunes. Je réfléchissois encore sur les misères de la vie humaine, lorsque mon cocher me ramena chez moi…

Fin du Tome cinquième.

TABLE
DES MATIÈRES
Contenues dans ce Volume.

Voyage sentimental. Page 1
Calais. 2
Le moine. Calais. 4
La désobligeante. Calais. 10
Préface dans la désobligeante. 11
Calais. 19
Dans la rue.> Calais. 21
La porte de la remise. Calais. 24
La tabatière. Calais. 30
La porte de la remise. Calais. 33
Dans la rue. Calais. 36
La remise. Calais. 39
Dans la rue. Calais. 44
Montreuil. 47
Fragment. 55
Montreuil. 57
Le bidet. 61
Nampont. L'âne mort. 64
Nampont. Le postillon. 67
Amiens. 69
La lettre. Amiens. 72
La lettre. 76
Paris. 78
La perruque. Paris. 79
Le pouls. Paris. 82
Le mari. Paris. 86
Les gants. Paris. 88
La traduction. Paris. 91
Le nain. Paris. 95
La rose. Paris. 101
La femme de chambre. Paris. 104
Le passe-port. Paris. 110
Le passe-port. L'hôtel à Paris. 113
Le captif. Paris. 119
Le sansonnet. Chemin de Versailles. 121
Le placet. Versailles. 124
Le pâtissier. Versailles. 127
L'épée. Rennes. 132
Le passe-port. Versailles. 135
Caractères. Versailles. 146
La tentation. Paris. 150
La conquête. 154
Le mystère. Paris. 156
Le cas de conscience. Paris. 158
L'énigme. Paris. 162
Le dimanche. Paris. 164
Le fragment. Paris. 168
Le fragment et le bouquet. Paris. 176
L'acte de charité. Paris. 177
L'énigme expliquée. Paris. 181
Paris. 182
Moulins. Marie. 188
Marie. 191
Marie. Moulins. 194
Le Bourbonnais. 195
Le souper. 197
Actions de grâces. 199
Le cas de délicatesse. 201
Préface. 213
Suite du cas de délicatesse. 215
La Négociation. 218
Vœux en faveur des pauvres. 220
Amitié. 221
Le combat. 222
La fausse délicatesse. 223
Opiniâtreté. 225
Le hasard de l'existence. 227
Marie. 228
Le point d'honneur. 229
La reconnoissance. Fragment. 230
Le compagnon de voyage. 232
L'histoire. 233
Retour de l'enfant prodigue. 235
L'entrevue. 237
L'auberge. 242
Las armoiries. Paris et Londres. 244
L'arrière-boutique. 245
L'effet. 248
La médisance. 250
La fille d'opéra. 251
La retraite. 254
Rien. 255
La rencontre inattendue. 256
La conclusion. 258

Fin de la Table du Tome cinquième.

Note du transcripteur

On a conservé l'orthographe de l'original, avec ses incohérences (par ex. fidèle/fidelle, carosse/carrosse, éguille/aiguille, etc.), en corrigeant toutefois de nombreuses erreurs introduites par le typographes.






End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes, tome 5/6, by Laurence Sterne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES, TOME 5/6 ***

***** This file should be named 62013-h.htm or 62013-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/6/2/0/1/62013/

Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
images generously made available by The Internet
Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.